« Tiré de la vraie histoire », « ce genre d’histoire ne s’invente pas »… C’est avec une curieuse insistance à marteler l’indiscutable historicité du jeu que les publicités Apple TV + nous ont préparé au film Tetris, finalement disponible vendredi 31 mars.
Fidèle à l’histoire, on ne sait pas, mais à l’histoire officielle en tout cas, on n’en doute pas un instant : Tetris est validé et sans doute même voulu (et de longue date : le projet est dans les tuyaux depuis 2014 au moins) par la Tetris Company, dont l’essentiel de l’activité est de veiller au bon respect des droits de ce qui reste l’un des jeux indépendants les plus vendus au monde.
C’est donc avec circonspection qu’on lance le film réalisé par Jon S. Baird, déjà responsable d’un biopic de Laurel et Hardy plutôt bien reçu, Stan et Ollie. On y voit à l’écran Taron Egerton (Elton John dans Rocketman) dans le rôle d’Henk Rogers, cet homme d’affaires néerlandais qui, à la fin des années 1980, a arraché les droits de Tetris à l’URSS pour le compte de Nintendo, ainsi que Nikita Yefremov dans le rôle (secondaire) d’Alekseï Pajitnov, l’homme crédité pour l’invention du plus célèbre des jeux vidéo russes.
Théâtre de boulevard
On savait la Tetris Company, cofondée par Henk Rogers et Alekseï Pajitnov en 1996, assez peu encline à reconnaître les mérites des autres programmeurs de Tetris, alors qu’il est documenté que Pajitnov, dont personne ne conteste le rôle central, a été assisté par Dmitri Pavlovski et Vadim Guerassimov. Jamais nommés ni montrés ici, ils sont tout juste décrits, au détour d’une réplique quasi subliminale, comme « deux copains de boulot ».
Mais rapidement, au bout d’une trentaine de minutes, la question de la paternité de Tetris est évacuée. C’est là qu’on a renoncé à jouer au fact-checkeur, trop occupé à lever un sourcil quand Henk Rogers (qui tente de décrocher les droits de Tetris pour la future Game Boy), Robert Stein (qui possède alors les droits pour la plupart des autres plates-formes) et le PDG de Mirrorsoft (une filiale du Daily Mirror, qui distribue le jeu en occident), façon théâtre de boulevard, se croisent et s’évitent dans les couloirs d’une agence gouvernementale soviétique, avec claquage de portes de rigueur et, faute d’amants dans les placards, des contrats mirobolants dans les tiroirs.
Entre ode à l’amitié et récit de business
On lève le second sourcil quand le film entend que Rogers aurait contribué à inventer certaines des fonctionnalités iconiques du jeu – on devine, à ce moment-là, le bataillon d’avocats penché sur la table des scénaristes. Puis à nouveau quand Mikhaïl Gorbatchev en personne, avec un air qu’il faut bien se résoudre à qualifier de mutin, se refuse à infirmer l’hypothèse selon laquelle Tetris serait à lui seul responsable de la chute de l’URSS. Et c’est ainsi, les sourcils bien levés et les yeux grands ouverts, qu’on assiste à l’une des scènes de course-poursuite motorisées les plus improbables de l’histoire du cinéma et du jeu vidéo réunis, quand Alekseï Pajitnov, le placide créateur de Tetris, tente d’échapper dans les rues de Moscou à un politicien corrompu qui évoque tout à la fois, et c’est cocasse, Christoph Waltz et Christophe Barbier.
Une fois les deux heures de Tetris bouclées, qu’avons-nous vu ? Une « histoire vraie », le genre « qui ne s’invente pas » ? Peut-être, peut-être pas. Une histoire qui en tout cas marche sans trembler sur une ligne fine, à la fois ode un peu niaise mais finalement touchante à l’amitié entre les hommes et entre les peuples, et étonnant récit de tractations commerciales – la moitié du film se passe autour de tables marrons dans des bureaux de la même couleur – assez miraculeusement clair et accrocheur. Surtout un film qui, même si ce n’est finalement pas vraiment son sujet, arrive à parler de jeu vidéo de manière totalement inattendue et, c’est assez rare pour être souligné, plutôt réussie.