Tel un tireur embusqué, Counter-Strike 2 (ou CS2) aime prendre les joueurs par surprise. Révélé en mars par le studio américain Valve, le jeu vidéo de tir multijoueur n’avait qu’une date de sortie floue : l’été 2023. Finalement mis en ligne le mercredi 27 septembre, il est assuré d’être l’un des titres les plus plébiscités de l’année, et sans que l’éditeur ne déploie de véritable campagne promotionnelle.
Pour cela, il peut compter sur la vaste communauté d’adeptes de Counter Strike : Global Offensive (CS : GO), sorti en août 2012, dont CS2 est une mise à jour gratuite. Le précédent épisode de la série est en effet le jeu vidéo le plus joué sur Steam, la principale plate-forme de jeux dématérialisés sur PC, également détenue par Valve ; 1,8 million de joueurs s’y étaient connectés simultanément en mai, un record. Cette ferveur est aussi alimentée par ses compétitions, qui font partie des plus grands événements de l’e-sport sur la planète : le 21 mai, plus de 12 000 personnes ont assisté à la finale du Major, le plus grand tournoi annuel de Counter-Strike, dans la salle parisienne Accor Arena.
Les premières salves
Imaginé par le Canado-Vietnamien Minh Le au cours de ses études, en 1999, Counter-Strike est un vétéran de l’industrie vidéoludique. A l’époque, le jeune homme de 22 ans crée des jeux vidéo en modifiant des titres déjà existants – une pratique appelée modding. L’idée de Counter-Strike germe alors qu’il bidouille le très populaire Half-Life, de Valve (1998), dont il apprécie le réalisme des graphismes. Il s’associe avec l’Américain Jeff Cliffe, et le duo met au point la première mouture du « mod » en deux mois.
Leur concept repose sur l’opposition entre deux équipes : les terroristes contre les forces de l’ordre. Une équipe remporte une manche lorsqu’elle élimine tous les joueurs adverses ou remplit son objectif – parmi les différents scénarios, le plus populaire consiste à poser (ou désamorcer à temps) une bombe.
En quelques mois, Counter-Strike séduit les adeptes du FPS (« First Person Shooter », jeu de tir à la première personne) qui découvrent souvent les joies des parties multijoueur grâce aux premières connexions haut débit, aux cybercafés ou à des compétitions en réseau local, les « LAN-party » (local area network party). En mars 2000, il s’impose ainsi régulièrement comme le jeu de tir le plus joué en ligne, observe à l’époque le site britannique Eurogamer. « C’est flatteur mais en même temps nous savons que cela peut se dissiper à n’importe quel moment », répond alors prudemment Minh Le.
Ce succès n’échappe pas aux créateurs de Half-Life. Au début de l’année 2000, Valve rachète la propriété intellectuelle de Counter-Strike aux deux « moddeurs » et les embauche pour développer une version officielle, sortie en novembre 2000, baptisée Half-Life : Counter-Strike. Le jeu touche alors un public plus large et bénéficie d’une réception critique favorable.
Les concurrents du moment, Quake III Arena ou Unreal Tournament, ne font pas le poids face à la profondeur stratégique de Counter-Strike. Les joueurs les plus précis et ayant les meilleurs réflexes ne sont pas assurés de l’emporter : avant la partie, chaque équipe doit d’abord gérer ses finances pour acheter les armes et le matériel utilisé, et la coordination des équipiers ainsi que leur connaissance des niveaux sont indispensables pour s’imposer.
L’artillerie lourde de l’e-sport
L’effervescence autour du jeu aboutit très vite à la création d’équipes et de ligues dans lesquelles se mesurent les joueurs. En décembre 2001, la Cyberathlete Professional League (CPL), premier circuit professionnel de compétitions e-sportives, organise un tournoi international de Counter-Strike à Dallas. Il est considéré comme l’ancêtre des Majors, aujourd’hui encadrés par Valve.
Ses parties, tactiques et intenses, fournissent un spectacle riche en rebondissements. L’assiduité du public – majoritairement masculin, comme le rappelait au Monde la joueuse professionnelle Séphanie Harvey, alias « missharvey » – est consolidée par la viralité de vidéos sur YouTube à partir de 2005, puis les diffusions de parties en direct Twitch, après son lancement en 2011. Les tournois finissent par se professionnaliser, attirant l’attention de nouveaux investisseurs, de sponsors, des médias généralistes ou même des politiques. Durant le Major de Paris, deux ministres sont dans les tribunes.
Mais les arnaqueurs et les tricheurs sont aussi de la partie. Des scandales de matchs truqués ébranlent le circuit professionnel et, en 2021, la commission d’intégrité de l’e-sport bannit des compétitions trois joueurs pour des matchs arrangés. Sans compter que les dés peuvent également être pipés dans la sphère amateur. Piratages qui permettent de viser automatiquement, de voir à travers les murs ou d’aller plus vite… Depuis la création du jeu, les développeurs doivent s’adapter en permanence aux nouvelles ruses des tricheurs.
Course à l’armement
Ces dérives n’ont cependant jamais sérieusement menacé la pérennité de Counter-Strike. Car pour la licence, l’équation la plus difficile à résoudre est ailleurs : comment se moderniser sans chambouler l’expérience de jeu ? Tout changement radical remettrait en questions les heures ou les années d’entraînement des joueurs. « Vous ne pouvez pas instantanément mettre en ligne un nouveau jeu sans risquer d’atteindre l’intégrité du sport », déclarait en juin Shaun Clark, responsable Counter-Strike de l’Electronic Sports League (ESL), à propos de CS2.
C’est pourquoi Valve a surtout insisté sur le lifting visuel de ce nouveau volet, avec des couleurs moins ternes, de nouveaux éclairages, de textures plus détaillées ou une meilleure modélisation de la fumée… Les niveaux emblématiques, comme « Dust II » ou « Mirage », sont embellis mais ne changent pas ; modifier leurs agencements serait aussi perturbant pour un joueur que de déplacer les lignes ou les dimensions d’un terrain de football avant une nouvelle saison.
Un souci de fidélité qui a assuré la pérennité de la série, mais qui la rend aussi rigide. Il lui est difficile de s’adapter face aux innovations de ses rivaux, comme PUBG : Battleground (2017) et son addictif principe du « battle royale », dans lequel cent joueurs s’affrontent sur une île, ou le dynamisme de Valorant (2020), plus accessible pour les jeunes joueurs. En 2019, Minh Le confiait même avoir bridé sa créativité par crainte « d’offusquer la communauté ». Il a d’ailleurs quitté Valve en 2006 pour s’adonner à de nouveaux projets.
CS : GO a tout de même connu une transformation majeure, en 2013, avec l’introduction de la mécanique des skins (« peaux »). Sans impact sur la façon de jouer, ces objets cosmétiques virtuels – armes ou équipement d’apparences variées – peuvent être achetés ou revendus avec de l’argent réel. En plus des as de la gâchette, l’auguste jeu de tir attire désormais les collectionneurs et les spéculateurs ; certains objets s’échangent à prix d’or, comme l’édition la plus rare du fusil AWP Dragon Lore (plus de 400 000 dollars), ou la version dite « Blue Gem » du couteau Karambit (1,5 million de dollars). De coûteux équipements que les joueurs de CS : GO verront bien sûr basculer automatiquement vers CS2 : le tireur embusqué n’a pas pour mission de tuer la poule aux œufs d’or.