Il y a tout juste un an, Inoxtag annonçait à ses fans qu’il se lançait un défi : grimper l’Everest au printemps 2024. Le youtubeur aux 7,2 millions d’abonnés entendait ainsi s’attaquer au plus haut sommet du monde, situé dans la chaîne de l’Himalaya, sans aucune expérience en alpinisme préalable. Mais lors des longs mois de préparation, dont il a documenté certaines étapes sur sa chaîne YouTube, l’influenceur de 22 ans n’invoque pas la force de Tenzing Norgay et Edmund Hillary, les premiers à avoir accompli cet exploit, ni même saint Bernard de Menthon, le protecteur des alpinistes. Dans les moments difficiles, quand il s’apprête à renoncer, perclus de doutes, de douleur et de fatigue, quand « il est dans le jus physiquement », Inès Benazzouz (son vrai nom) en appelle à tout à autre chose : « l’esprit shonen ».
« Dépasser ses limites »
Ce concept, ce mantra même, l’influenceur ne l’emprunte pas au monde de la haute montagne mais à celui du manga, comme il l’expliquait au journaliste et streameur Samuel Etienne en avril 2023. Ce terme, qui désigne une catégorie de BD japonaise pour garçons, est devenu particulièrement populaire à l’international grâce à ses plus célèbres héros, tels que Son Goku de Dragon Ball, Monkey D. Luffy de One Piece ou encore Naruto, qu’Inoxtag cite volontiers comme exemples et modèles. Des personnages persévérants et talentueux qui se sont fixé pour objectif de devenir les meilleurs dans leur domaine, une discipline souvent martiale ou qui requiert de la force physique. C’est « dépasser ses limites », expliquait Inoxtag. « Quand tout est impossible, c’est être sûr de soi et arriver à réaliser des choses impossibles. »
Si « shonen » renvoie surtout à une cible de lecteurs et signifie simplement « jeune garçon », les maisons d’édition japonaises qui ont élaboré ces séries pour adolescents en ont fait le véhicule de valeurs cardinales et sportives, comme l’amitié, le dépassement de soi ou le courage. Avec le temps et le martelage à l’envi de ces codes par les influenceurs, les maisons d’édition et les lecteurs occidentaux, shonen est aussi devenu synonyme d’une certaine masculinité et d’une vision de ce que doit être un homme. Comme Inoxtag, ils sont nombreux en France à façonner leur imaginaire avec les épopées de ces nouveaux héros quasi mythologiques. Et à se reconnaître en eux.
Parler de « l’esprit shonen », c’est donc un moyen pour Inoxtag de rappeler que la réussite est une question de volonté. Or, l’ascension de l’Everest est aussi une affaire de moyens : outre un entraînement accompagné par un alpiniste professionnel, le voyage en Asie et l’accès au site ne sont pas donnés. L’Equipe mentionne « un défi sportif, qui coûte extrêmement cher (15 000 dollars rien que pour le permis), demande du temps (deux mois avec l’acclimatation à l’altitude) ». Et si le youtubeur relit bien ses classiques, il s’apercevra que ses idoles fictionnelles, même si elles ne déméritent pas, sont en vérité des héritiers de grandes familles de combattants ou d’aventuriers, des enfants de la balle dont le triomphe n’est pas seulement le fruit de leur acharnement.
La revanche du geek
En théorie, Inoxtag n’a pas vraiment besoin de fouler un sommet légendaire pour montrer qu’il a réussi. Celui qui a percé dans la thématique du jeu vidéo depuis 2015, notamment grâce à ses prouesses sur Fortnite, est très populaire en ligne et largement admiré. Mais, en « réalisant l’impossible » comme il dit, en accomplissant une performance sportive, il arrache une indiscutable victoire. Il devient un véritable gagnant quand, autrefois, ses détracteurs pouvaient dire qu’il avait simplement eu de la chance. « Le corps ne ment pas. Il est une preuve de réussite sociale et professionnelle, il est pensé comme un outil de domination », analyse auprès du Monde Pauline Ferrari, journaliste et spécialiste des questions de masculinité en ligne, autrice de Formés à la haine des femmes (JC Lattès, 2023).
A l’image des héros de shonen, dont les différents états de puissance et de progression se manifestent par des changements physiques (par exemple, les Saiyans de Dragon Ball, les « gears » de Luffy ou le mode Ermite de Naruto), la transformation musculaire d’Inoxtag, entamée il y a deux ans, vient témoigner d’une nouvelle ère pour le youtubeur. Un virage vers le sport et la musculation que d’autres influenceurs ont effectué avant lui, comme Mastu ou McFly et Carlito, et qui est devenu « assez classique » sur les réseaux sociaux, nous rappelle Pauline Ferrari. « Cela va avec le côté capitaliste et libéral des créateurs sur les plates-formes, une logique entrepreneuriale du “toujours plus” », estime-t-elle.
Au fond, ce que raconte Inoxtag à grand renfort de moyens, de vidéos montées de manière époustouflantes et présentées sur sa chaîne tels des épisodes de série, c’est un récit, une légende qui revient souvent sur Internet ces derniers temps, à l’instar de la mue sportive de Mark Zuckerberg, le patron de Meta (Facebook) : la transformation du geek gringalet en mâle alpha. Dans ce genre d’histoires, il est au moins autant question de se surpasser soi-même que de prouver quelque chose aux autres hommes.