On sait combien l’intelligence artificielle (IA) suscite de craintes, de fantasmes ou de promesses, avec des répercussions importantes sur l’emploi, mais plus encore sur le travail et le bien-être des salariés.
Les choix de conception et d’implantation de ces technologies émergentes dans les organisations répondent trop souvent à une logique « technosolutionniste », qui s’inscrit dans un paradigme déterministe et performatif. Autrement dit, l’IA n’est pas considérée comme « une » solution possible parmi d’autres, mais est posée d’emblée comme « la » solution à tous les problèmes de l’organisation. Elle devrait générer, par sa seule présence, des gains de productivité (notamment intellectuelle), une créativité et un engagement subjectif plus conséquents, et rendre plus attractif le travail par une sorte de réenchantement du monde professionnel.
L’imaginaire social associé à l’IA générative repose d’ailleurs sur l’idée qu’elle allégerait le coût cognitif du travail, en prenant en charge les tâches les plus répétitives et rébarbatives pour permettre à l’individu de se réinvestir dans des pratiques à plus haute valeur ajoutée. Or, ces tâches, que l’organisation perçoit comme futiles, peuvent représenter un intérêt pour le salarié : soit parce qu’elles lui donnent la possibilité de se reposer mentalement (en fonctionnant en mode automatique), d’imaginer et d’innover (par du vagabondage intellectuel), ou bien encore d’avoir l’impression d’avancer dans son travail (dans une activité globalement entravée).
Par ailleurs, on s’aperçoit que ces technologies peuvent également être utilisées comme un « cheval de Troie » pour justifier des changements (organisationnels ou professionnels) plus acceptables lorsqu’ils sont instillés par ces outils que lorsqu’ils émanent d’humains. Ainsi, la sélection à l’université a été rendue possible par les plates-formes algorithmiques (Parcoursup, Mon master), alors que celle-ci a toujours été un sujet hautement inflammable…
Idéologie managériale
Comme l’ont démontré les recherches en sciences humaines et sociales à chaque fois qu’elles ont eu à œuvrer dans l’accompagnement de transformations numériques, les démarches de conception oublient régulièrement d’associer les usagers finaux, qui sont pourtant les premiers destinataires de ces outils. La réalité de leur travail n’est jamais prise en compte, et les conditions d’intégration de ces dispositifs dans des systèmes toujours complexes ne font l’objet d’aucune concertation.
Diverses raisons expliquent cette indolence. D’abord, les professionnels sont trop souvent perçus comme la variable d’ajustement ou, pis, comme les exécutants dociles d’une IA qui devient le maître de ceux qu’elle était censée servir, dans une sorte de soumission à l’autorité technique. Ensuite, ces outils sont pensés comme le bras armé du projet organisationnel ou de l’idéologie managériale par lequel les firmes s’assurent que les procédures et les normes sont bien appliquées, notamment dans les nouveaux contextes hybrides de travail où l’activité s’invisibilise et s’individualise. Cette approche très descendante du projet technologique peut se résumer par cette formule de l’Exposition universelle de Chicago de 1933 : « La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit. »
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