Au début du mois de juin, l’association de défense des consommateurs UFC-Que choisir et 19 de ses homologues européens alertaient sur le danger des lootboxes, ces caisses de butin surprises dans les jeux vidéo que les joueurs peuvent acheter en ligne. Elles dénoncent des objets qui incitent à dépenser « d’importantes sommes d’argent en exploitant les vulnérabilités de leur jeune public », notamment « par le biais d’un marketing agressif » et de « nombreux biais cognitifs ». Les mineurs représentent selon elles un public fragile, susceptible de développer une forme d’addiction à l’appât du gain et de ne pas avoir la notion de la quantité concrète d’argent dépensé au sein d’un jeu.
Hasard du calendrier, Diablo Immortal, sorti gratuitement sur mobile et PC le 2 juin, provoque depuis la colère des joueurs. En cause : les achats intégrés, dont le jeu est truffé, qui permettent d’améliorer ses chances d’obtenir les meilleures armes du jeu lorsque l’on élimine les adversaires. Mais l’investissement n’est pas garanti car les objets apparaissent de manière aléatoire. Le vidéaste Bellular a ainsi calculé qu’il fallait dépenser environ 110 000 dollars dans le jeu pour optimiser un personnage au maximum.
Interdites en Belgique et aux Pays-Bas
Cela fait déjà quelques années que les joueurs se plaignent de ce type de système, qui pousse à dépenser des sommes astronomiques sans garantie de résultat. En 2020, deux avocats français ont attaqué en justice Electronic Arts, société éditrice de FIFA. Le jeu propose d’acheter des packs, contenant aléatoirement des cartes de footballeurs, pour constituer son équipe et ainsi affronter d’autres joueurs. Les avocats dénoncent entre autres une « loterie prohibée » accessible aux mineurs et des « pratiques commerciales trompeuses ».
En Belgique et au Pays-Bas, les lootboxes sont interdites à la vente depuis 2018 pour protéger le consommateur et notamment « la santé mentale des enfants ». Mais en France la question n’a guère avancé. L’ancien président de l’autorité de régulation des jeux en ligne (Arjel, remplacée depuis par l’Agence nationale des enjeux, l’ANJ), Charles Coppolani, s’inquiétait bien en 2017 des risques « très proches de ceux qui caractérisent l’addiction aux jeux d’argent », mais aucune mesure n’a été prise depuis. Car pour qualifier quelque chose de jeu de hasard, il faut cumuler trois critères, rappelle l’ANJ en citant le Code de sécurité intérieur : un sacrifice financier (l’achat d’une caisse), une offre publique (les caisses sont librement accessibles) et l’espérance d’un gain. Or ce dernier point n’est pas rempli.
« Il faut que le gain ait une valeur patrimoniale, c’est-à-dire qu’il vous enrichit », détaille au Monde Frédéric Guerchoun, directeur juridique de l’ANJ. Alors que vous pouvez, par exemple, utiliser une somme gagnée au casino pour vous offrir une nouvelle voiture, il n’est pas (encore) possible de faire la même chose grâce à des tenues et objets virtuels. La plateforme de jeux vidéo en ligne Steam permet bien aux joueurs de revendre leurs éléments gagnés grâce aux lootboxes à d’autres usagers via leur marché interne, mais l’argent obtenu reste dans une boucle fermée : il ne peut être transféré sur le compte bancaire de l’usager et lui permet seulement d’acheter d’autres objets sur la plateforme, comme le jeu vidéo de son choix.
Faut-il dès lors modifier la loi pour mieux englober les lootboxes ? Pas nécessairement, estime l’ANJ, selon laquelle les lootboxes ne correspondent pas à l’esprit même des jeux de hasard, auxquels on joue avec « l’idée que vous allez vous enrichir ». Mais aussi parce que « le droit de la consommation est déjà riche d’instruments ou d’outils juridiques qui permettent de répondre aux principales préoccupations qu’on observe ».
« Probabilités de gains trompeuses »
Le Code de la consommation considère ainsi comme trompeur le fait, pour une entreprise, d’avancer de fausses « caractéristiques essentielles du bien ou du service », notamment « ses propriétés et les résultats attendus de son utilisation ». Et c’est à ce point que se rattachent les accusations de l’UFC-Que choisir, qui dénonce des « probabilités de gains trompeuses ». Lorsque la Chine a obligé en 2017 les éditeurs à les afficher clairement, de nombreux titres se sont mis au pas. Mais ces chiffres restent flous, à l’image de FIFA qui, pour certains packs proposés, se contente d’évoquer une probabilité « inférieure à 1 % » d’obtenir le meilleur gain. Or les chances de remporter le gros lot sont pourtant bien différentes selon qu’elles soient de 0,9 % ou 0,001 %.
Interrogé en 2019 par le sénateur Les Républicains Arnaud Bazin, le ministère de l’économie et des finances reconnaît que les lootboxes « soulèvent la question de l’information du consommateur », notamment car « le prix affiché lors de l’acquisition initiale du jeu est alors très éloigné de la dépense que supportera in fine le joueur ». Mais nul besoin de légiférer davantage, selon Bercy, les textes actuels permettant à la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de « sanctionner en tant que de besoin les manquements qui pourraient être identifiés sur le marché à l’occasion de contrôles ». Raison pour laquelle rien ne semble avoir vraiment changé depuis, le débat ressurgissant aujourd’hui avec des craintes similaires à celles de 2017.
De leur côté, les éditeurs prônent une autorégulation, à l’image de celle exercée sur les PEGI, la classification européenne qui indique l’âge minimal conseillé pour un jeu vidéo. En 2020, la mention « Achats intégrés : inclut des contenus aléatoires » est ainsi apparue sur les pochettes. A simple valeur informative, elle n’empêche pas les mineurs d’y avoir accès. Les éditeurs de jeux flirtent avec les limites d’un cadre légal nébuleux, et pour cause : grâce aux lootboxes, ils ont engrangé en 2020 plus de 15 milliards de dollars, selon le cabinet d’étude Juniper Research, soit environ 10 % de leur chiffre d’affaires.