Au printemps 2014, l’image d’Uber en Europe est écornée. La plate-forme est accusée de créer une nouvelle catégorie d’emplois sous-payés et sous-protégés. L’idée de durcir la réglementation, voire de bannir l’application Uber, fait son chemin. La start-up cherche alors à imposer une autre histoire aux décideurs politiques et aux médias : celle d’une entreprise technologique, qui structure l’économie informelle et crée des emplois par milliers.
« Ce dont nous manquons cruellement en France actuellement, c’est précisément de preuves scientifiques ou académiques soutenant nos arguments », insiste un cadre d’Uber dans un échange d’e-mails que Le Monde a pu consulter dans le cadre de l’enquête internationale « Uber Files ». D’où l’idée de trouver une caution académique, « prouvant que nos belles présentations ne sont pas que du marketing mais reflètent la réalité ».
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Un nom se détache rapidement : Augustin Landier. A 39 ans, ce professeur d’économie, régulièrement invité dans les médias, vient d’être distingué « meilleur jeune économiste » de l’année 2014 par Le Monde, le Sénat et le Cercle des économistes. Cerise sur le gâteau, il partage les bancs de l’Ecole d’économie de Toulouse avec le Prix Nobel d’économie Jean Tirole.
L’intérêt est mutuel. Dès les premiers échanges, début 2015, Augustin Landier et son coauteur David Thesmar donnent leur accord de principe pour réaliser une étude pour le compte d’Uber. La rétribution de 100 000 euros qu’ils demandent fait débat au sein de l’entreprise californienne, mais l’attrait de l’opération l’emporte. « Le message-clé, c’est l’emploi. (…) Nous utiliserons le rapport de Landier à toutes les sauces pour obtenir un retour sur investissement », écrit alors un lobbyiste.
Arrangement avec les faits
L’étude, cosignée avec l’employé d’Uber Daniel Szomoru, est publiée en mars 2016, avec mention du fait qu’il s’agit d’une commande de la société. Les chercheurs y soutiennent que les chauffeurs de la plate-forme gagneraient près du double du smic. Les médias, tant français (Les Echos, Le Figaro, Capital, France 2, Arte…) qu’internationaux (notamment le Financial Times), y donne un écho considérable. « Uber fortement créateur d’emplois », lira-t-on même sur le site de Pôle emploi.
L’étude menée par Augustin Landier ne fait pas apparaître les nombreuses charges qui grèvent les revenus des conducteurs
Du pain bénit pour l’application, au prix d’un certain arrangement avec les faits. En effet, cette estimation du revenu des chauffeurs ne tient pas compte de ceux qui décrochent de l’application. Et il ne s’agit que d’un résultat brut avant déduction de nombreuses charges qui incombent aux chauffeurs, comme l’achat ou la location d’un véhicule, le carburant ou les assurances.
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