La scène, filmée par les médias américains, se déroule au palais de justice du comté de Travis, à Austin (Texas), mardi 2 août. Une femme endeuillée depuis près de dix ans, Scarlett Lewis, fixe Alex Jones dans les yeux :
« Je voulais vous le dire en face, car je veux que vous sachiez que je suis avant tout une mère, et je sais que vous êtes père : mon fils existait (…). [Le massacre de] Sandy Hook est une vérité terrible. Terrible. Personne ne voudrait croire que vingt-six enfants puissent être assassinés. Je comprends les gens qui ne veulent pas y croire et, en vérité, moi-même je ne veux pas y croire. Mais [mon fils] Jesse était réel. Je suis une vraie maman. Il n’y a rien d’autre. »
Scarlett Lewis a perdu son fils Jesse, âgé de 6 ans, le 14 décembre 2012. Ce jour-là, Adam Lanza, 20 ans, fait feu dans l’école élémentaire de la petite ville de Newton, dans le Connecticut, tue vingt enfants de 6 à 7 ans, ainsi que six employés scolaires, avant de retourner son arme contre lui. Il s’agit de la troisième tuerie scolaire la plus meurtrière des Etats-Unis. Après ce drame, Mme Lewis a fondé Jesse Lewis Choose Love Movement, une organisation caritative qui intervient dans les écoles pour améliorer le bien-être, l’entente et la compassion entre les élèves.
Complotiste et influenceur d’extrême droite
Face à elle, col de chemise largement écarté sur une silhouette taurine, barbe grisonnante et voix de baryton, se tient Alexander Emerick Jones, dit Alex Jones, animateur de radio texan et entrepreneur du Web de 48 ans, complotiste farouche depuis ses années de lycée.
Cet obsédé de la théorie du Deep State (« l’Etat profond », un groupe occulte malveillant fantasmatique qui tirerait secrètement les ficelles de la Maison Blanche, dans la mythologie complotiste) a fait fortune dans la vente de produits survivalistes et la diffusion en ligne de ses interprétations suspicieuses du moindre événement, à travers le plus influent site conspirationniste anglophone, Infowars.
Du 11-Septembre au SARS-CoV-2, Alex Jones a fait feu de tous les contre-récits paranoïaques pour attirer une audience toujours plus large. Devenu la figure de proue du complotisme anglo-saxon, il comptait 900 000 abonnés sur Twitter et ses pages Facebook et YouTube rassemblaient plus de 2,4 millions de suiveurs avant qu’il n’en soit banni en 2018. Celui qui a été qualifié par Steve Bannon, l’ancien directeur du site d’extrême droite américain Breitbart, de plus grand penseur américain depuis les Pères fondateurs, a longtemps affirmé que la tuerie de Sandy Hook n’avait pas vraiment eu lieu.
Parmi les premiers à nier la réalité de la tuerie
Dès les jours qui ont suivi ce meurtre de masse, Alex Jones qualifiait l’attaque de mise en scène, orchestrée par Barack Obama en vue d’abolir le second amendement, qui garantit à tout citoyen américain le droit de porter une arme. Son site Infowars contribue rapidement à diffuser l’idée, aujourd’hui banale dans la pensée complotiste, que des « acteurs de crise » seraient embauchés pour jouer les figurants en larmes lors de reportages télévisés sur des tueries, elles-mêmes fictives, afin de manipuler l’opinion publique. Sandy Hook serait une vaste manipulation, et les parents endeuillés, des comédiens.
En 2017, Infowars accuse notamment Neil Lewis, le père du petit Jesse, de mentir quand il affirme qu’il a tenu dans ses bras son fils, le crâne traversé par une balle. Il reprend l’argument, très répandu dans les sphères conspirationnistes, que les corps des enfants n’auraient jamais été montrés. En 2021, le père endeuillé se désespère :
« Il y avait un cercueil ouvert, 5 000 personnes ont vu Jesse. Vous vous rendez compte ? Alors, comment Alex [Jones] ou [son partenaire] Owen Shroyer peuvent-ils dire que je n’ai pas tenu mon fils dans mes bras, que je ne l’ai pas vu ? ».
Neil Lewis est depuis harcelé par les suiveurs d’Alex Jones, qui l’accusent de mentir. Avec sa femme, il poursuit aujourd’hui le fondateur d’Infowars et ses associés en diffamation. Le charismatique entrepreneur complotiste, fervent trumpiste en perte de vitesse depuis le départ de l’ancien président de la Maison Blanche, encourt une amende de plus de 150 millions de dollars. S’il devait payer cette somme, Infowars « coulerait », assure Alex Jones. Fin juillet, il a placé sa compagnie mère, Free Speech Systems, en faillite.
Un mea culpa très ambigu
Depuis l’ouverture du procès le 3 août, M. Jones a oscillé entre postures provocatrices – chewing-gum en bouche, il répète que ce procès est une attaque contre sa liberté d’expression – et mea culpa. La tuerie de Sandy Hook était « 100 % réelle », admet-il désormais, en assurant regretter de l’avoir qualifiée pendant des années de supercherie. Conspirationniste sincère, il accuse les médias de mentir si souvent qu’il lui aurait été impossible de leur faire confiance à l’époque, et explique que la rencontre avec les parents endeuillés lui a permis d’admettre la cruelle réalité.
Mais ses remords ne semblent être que de façade. Au tribunal, entre deux témoignages, il a associé le juge à des théories du complot infamantes, ou encore violemment pris à partie Scarlett Lewis pour lui dire qu’elle était « manipulée ».
Des mails envoyés par erreur
Surtout, dans un incroyable raté, les avocats d’Alex Jones ont envoyé par erreur une copie de l’intégralité des SMS et e-mails professionnels contenus sur son téléphone portable depuis deux ans aux avocats des parents de Jesse Lewis. L’erreur de manipulation, révélée en plein tribunal par leur avocat Mark Bankston, a permis de constater qu’Alex Jones avait à plusieurs reprises menti depuis le début de son procès.
L’entrepreneur assure qu’Infowars ne lui a jamais ramené plus de 200 000 dollars par jour ? Sa correspondance évoque des pics à 800 000 dollars en 2018. Son audience serait en chute depuis que ses comptes sur les plates-formes grand public comme YouTube et Facebook l’ont évincé ? En réalité, elle a continué à croître. Il assure qu’il ne parle plus depuis plusieurs années des théories du complot entourant Sandy Hook ? Elles figurent pourtant dans des conversations sur son téléphone. « Savez-vous ce qu’est un parjure ? », l’a vivement questionné Mark Bankston, rappelant qu’aux Etats-Unis, mentir sous serment est sévèrement puni.
L’homme d’affaires n’a pas contesté l’authenticité des documents, mais regretté d’avoir confié son téléphone à ses avocats. « J’ai fait une erreur. Vous avez les messages », s’est-il contenté de reconnaître, dépité. Ces documents devraient jouer un rôle important dans son procès pour diffamation lié à la tuerie de Sandy Hook, mais pas seulement. Selon le site du magazine américain Rolling Stone, le comité d’enquête sur les émeutes du 6 janvier 2021 à Washington se prépare à saisir la correspondance de l’influent complotiste américain. Elle se demande, notamment, si celui-ci a eu des contacts avec les équipes de Donald Trump en amont de l’assaut du Capitole.