Abandonware sans frontières
Après un premier article de blog relatant les débuts de l’industrie vidéo-ludique allemande (lien), ce deuxième article va se concentrer sur les jeux allemands et leurs spécificités.
Commençons par un peu de vocabulaire, car les Allemands ont eu leurs néologismes et leurs anglicismes, mais pas les mêmes que nous. Ainsi, le terme en vigueur pour se désigner entre gamers était « Freaks » – une façon de se qualifier de monstres un peu asociaux mais inoffensifs. Le terme « shoot ’em up » n’a pas pris, on parlait plutôt de « Ballerspiel » – jeux de balles ou de boulettes. Les jeux d’action étaient souvent qualifiés de « jeux d’adresse », soit « Geschicklichkeitsspiel » (à vos souhaits !), les FPS d' »Ego-Shooter ». En revanche, pour les jeux de plateformes, c’est l’anglicisme « Jump ‘n’ Run » qui s’est popularisé. Il n’y a pas non plus de traduction allemande pour un octet : on écrit « Byte », comme en anglais (mais avec une majuscule), ce qui explique pourquoi on en trouve souvent dans les noms de sociétés allemandes (Blue Byte, Magic Bytes, Starbyte). Pour le reste, c’est une simple traduction : « Rennspiel », « Rollenspiel », « Sportspiel »…. Ce rappel étant fait, attaquons par une question simple : quels éléments de culture allemande trouve-t-on dans leur production vidéo-ludique ?
Germany Inside
La réponse à la question qui précède est globalement : pas grand-chose. Les geeks allemands ne semblent pas passionnés par la culture, populaire ou non, de leur propre pays, et leurs jeux vidéo ne piochent guère dedans. Prenons par exemple la littérature. On ne s’attendait certes pas à des jeux tirés des oeuvres de Thomas Mann ou Günter Grass, mais ces adaptations ne sont pas bien nombreuses. Deux exceptions notables toutefois : Karl May, écrivain d’aventure du 19ème siècle très populaire, a été honoré par l’adaptation de Der Schatz im Silbersee (Durch die Wüste, lui, n’a jamais été terminé). Le cas Perry Rhodan est plus significatif. Ce héros de science-fiction, apparu en 1961 (cinq ans avant les débuts de « Star Trek »), est le Buck Rogers allemand, avec 3100 épisodes au compteur. Cinq jeux vidéo en ont été tirés : Perry Rhodan : Die Jagd nach dem Leben (1995, jamais terminé), Perry Rhodan : Operation Eastside (1998), Perry Rhodan : Thoregon – Brücke in die Unendlichkeit (1998), Perry Rhodan : Thoregon – Die verbotene Stadt (1999) et The Immortals of Terra (2008). Du côté de la littérature pour enfants, le classique « l’Histoire sans fin » a été adapté par l’éditeur suisse Linel en 1991, mais c’est avec l’avénement des CD-ROM que ces adaptations sont devenues plus fréquentes, avec entre autres la série TKKG, le « club des cinq » allemand (seize épisodes), et « Ritter Rost » (L’Epopée du chevalier Laferraille).
Il en va de même pour la bande dessinée. Il faut dire que l’Allemagne n’est pas un pays auquel on pense spontanément quand on aborde le sujet. Un des rares auteurs de BD allemands modernes et connus à l’étranger est Ralf König, et non, il n’a pas été adapté en jeu vidéo (on se demande bien pourquoi). Il y a toutefois quelques exceptions. Werner, le motard créé par Rötger « Brösel » Feldmann, a fait l’objet de deux adaptations qui font un grand écart technique : l’une en 1986 sur C64, et l’autre en 3D en 2006. Un cas plus important culturellement, ce sont les Ottifants, des éléphants créés par Otto Waalkes – qui est aussi comédien, acteur de doublage, et musicien avec plusieurs albums à son actif ! Sa ville natale, Emden, a même une maison des Ottifants, ce qui donne une idée de leur popularité. Plusieurs jeux en ont été tirés, et les premiers n’avaient rien d’allemand : des jeux de plateformes sur consoles Sega réalisés par les Anglais de Graftgold, et un jeu en 3D isométrique développé par les Espagnols de Bit Managers et édité par Infogrames !
Pour le cinéma, c’est très simple : je n’ai rien trouvé. Il faut croire que la production ciné nationale ne convient pas aux geeks. En revanche, la télévision n’est pas ignorée. Le feuilleton « Gute Zeiten schlechte Zeiten », un des records mondiaux de longévité en la matière, a été décliné en jeux sur PC et PlayStation. La série d’action « Alarm für Cobra 11 » a donné une grosse dizaine de jeux de course automobile sur consoles à partir de 2004. La série « Der Clown » (en français, « Le Clown ») est devenue un jeu d’enquête policière sur PC. L’émission satirique « Hurra Deutschland », équivalent locale de nos Guignols de l’info, a aussi fait l’objet d’un jeu PC en 1994. Enfin, l’animateur TV Wigald Boning figure dans le jeu Mission Super I.Q.. Et je n’ose pas évoquer le cas Pulleralarm…
Pour ce qui est de l’histoire allemande, elle est principalement représentée par les grandes heures de la ligue hanséatique (voir plus bas). Un exemple-type de cette famille est Gloriana, un jeu avec de la FMV. La Seconde Guerre Mondiale est soigneusement évitée, mais la guerre froide est traitée dans East vs. West : Berlin 1948. Les retombées de la chute du mur de Berlin ont fait l’objet d’un titre, Aufschwung Ost, dont il existe une version française appelée « Berlin après la chute » que nous n’avons toujours pas réussi à retrouver. Enfin, Einmal Kanzler sein (1991) est une simulation politique plus moderne.
Et maintenant, les jeux
On ne va pas s’attarder sur les titres les plus connus et mieux exportés, comme ceux de Rainbow Arts et Blue Byte. Commençons par ceux qui brillent par leur rareté. Il y a déjà les jeux militaires et/ou violents et les FPS, pour des raisons qui seront expliquées dans un troisième article – l’Allemagne se rattrapera plus tard avec Crysis. Curieusement, les jeux de course automobile sont tout aussi rares – les jeux de moto un peu moins grâce au très bon No Second Prize. Il faudra attendre Axelerator (1997) pour y remédier. Idem pour les jeux de sport (je ne parle pas ici des jeux de gestion d’équipe). Si l’on prend le sport où, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent, alias le football, ici les Allemands n’ont rien gagné – Lothar Matthaus Super Soccer n’est qu’une traduction de Manchester United : The Double. En fait, comme les Français, les Allemands semblent avoir délaissé tous les sports qui nécessitent d’animer deux équipes entières (hormis Volleyball Simulator et des jeux fantaisistes comme M.U.D.S.) pour se concentrer sur le sport avec le moins de joueurs à l’écran : le tennis. Là, évidemment, on pense à la série Great Courts, à Tie Break… Autre point commun avec la France, le nombre modeste de titres en 3D jusqu’aux années 1995/96, quand cela devenait indispensable – c’est surtout Thalion qui a fait le plus d’efforts en la matière. Maintenant que l’on a vu les genres un peu délaissés, passons à ceux qui ont été mieux exploités.
Lorsqu’on associe « jeu » et « allemand », c’est aux jeux de société que l’on pense instantanément. L’Allemagne est un modèle dans ce domaine, avec au moins une compagnie emblématique (Ravensburger), un salon (Francfort) et des créateurs mondialement reconnus comme Klaus Teuber, Reiner Knizia, Klaus-Jürgen Wrede ou Wolfgang Kramer, auteurs de bon nombre de titres de légende. Le « jeu à l’allemande » est même devenu un sous-genre à part entière, qui fait appel à la gestion de ressources. On pouvait s’attendre à ce que cette expérience et ce prestige rejaillissent sur les jeux vidéo, mais ce ne fut pas le cas. Les rares jeux vidéo de gestion qui ont été exportés ont souvent été critiqués pour leur micro-gestion fastidieuse, leur mécanismes bizarres ou mal équilibrés, et aucun auteur notable, aucun homologue local de Sid Meier n’a émergé. Le seul à s’être fait un nom est Ralf Glau. En 1986, il sort Hanse sur C64, le premier jeu de commerce basé sur la ligue hanséatique, et l’ancêtre de The Patrician et Europa 1400. Il crée ensuite Vermeer (exploitation d’une plantation et achat d’oeuvres d’art) et Yuppi’s Revenge (gestion d’une compagnie pétrolière), et, dans les années 90, des remakes/suites de Hanse et Vermeer, ainsi que le déjà mentionné Gloriana.
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C’est en 1989, avec les sorties de Ports of Call et Oil Imperium, que les choses s’accélèrent, et pratiquement tous les corps de métier vont être adaptés en jeux de gestion dans les années qui suivent. Exploitation de puits de pétrole ou de mines de charbon, domaine viticole, hôtel, station balnéaire, agence de voyages, pizzeria, chaîne de fast-foods, studio de jeu vidéo, chaîne de télévision, éditeur de magazines, entreprise de fret routier ou naval, constructeur automobile, entreprise immobilière, studio de vidéos pornos, clinique aux moeurs olé-olé, gestion d’équipe de football, de hockey sur glace ou de carrière de tennis(wo)man, et j’en passe : la règle semble être « s’il y a un budget à gérer, ça peut faire un jeu ». Plusieurs de ces logiciels partagent le même type de présentation à l’écran (plusieurs écrans thématiques à chaque tour de jeu, souvent dans les bureaux du joueur, avec pour chacun une illustration en fond ou sur la moitié de l’écran) et le même style graphique (l’illustrateur Celal Kandemiroglu en a réalisé plusieurs, tout comme Carsten Wieland dans un style plus cartoon et grivois), ce qui donne une certaine cohérence à cette production. Et la gestion d’équipe de football est un genre très populaire, avec deux séries à succès (Bundesliga Manager et Anstoss) et deux auteurs reconnus (Werner Krahe et Gerald Köhler).
La production de jeux d’aventure souffre d’un mal comparable : aucune visibilité de l’étranger. Chez les auteurs, Harald Evers a réussi à se faire connaître avec ses jeux textuels (Hexuma, Die Kathedrale) ou graphiques (Die Höhlenwelt Saga : Der Leuchtende Kristall). Mais hormis Chewy : Esc From F5 qui a bénéficié d’une traduction anglaise, les jeux d’aventure allemands sont inconnus hors de chez eux : Der Schatz im Silbersee, Talisman, Imperium Romanum, Jack Orlando… Cela s’est mieux passé pour les jeux de rôle, un genre très prisé outre-Rhin, où a vu le jour le JDR « Das schwarze Auge » (« L’Oeil noir » en français). Les jeux allemands se contentent généralement d’imiter les ancêtres américains, seul Albion n’est pas rentré dans ce moule. Mais la trilogie Realms of Arkania, adaptée de »L’Oeil noir », a bénéficié d’une bonne exportation (notamment de Sir-tech pour le territoire nord-américain), et le designer Guido Henkel a travaillé par la suite chez Interplay.
Enfin, une des catégories vidéo-ludiques les plus caractéristiques de l’Allemagne est le jeu publicitaire. Les entreprises n’avaient visiblement aucun a priori contre la distribution de jeux vidéo en leur honneur. Trois compagnies (Phenomedia, Rauser Advertainment et Promotion Software) se sont spécialisées dans ce créneau et ont signé des dizaines de jeux gratuits, envoyés sur commande, offerts sur concours ou vendus à petits prix. Les commanditaires allaient des marques de frites, de bouillon-cube ou de saucisses en sachet (oui, pour le travail, le repos ou les loisirs, les Allemands ne mangent pas un Mars, ils mangent une saucisse Bifi) aux banques, producteurs d’énergie, et même partis politiques. Les jeux eux-mêmes couvraient tous les genres : course, action, aventure, gestion… Leur réalisation était comparable aux sharewares américains, variant du correct au très bon – un jeu comme Tom Long n’a pas à rougir d’une comparaison avec des programmes du commerce. Et ils étaient souvent testés dans la presse au même titre que les autres jeux. C’est un genre à part entière, et ce serait une erreur de le négliger.
Comme je vous sens sceptique à ce sujet, je peux ajouter un ultime argument : c’est le jeu publicitaire qui a donné à l’Allemagne son héros de jeu vidéo le plus important, son homologue de Lara Croft, Rayman, Mario et Pikachu. Et non, je ne parle pas de Turrican, je parle bien sûr de…
… de Crazy Chicken, alias Moorhuhn en VO, ce qui se traduit par « poule des marais », « grouse » ou « lagopède des saules », je ne trouve pas l’équivalent exact ! Cette lointaine cousine de notre gallinette cendrée est l’héroïne de Moorhuhnjagd, un jeu de tir de type Duck Hunt réalisé en 1998 par Phenomedia pour le compte de Johnnie Walker – je sais, il n’y a aucun rapport entre le whisky et la chasse, hormis la consommation d’alcool, mais c’est tout à l’honneur des développeurs allemands de ne pas se focaliser sur le produit sponsorisé pour concevoir leurs jeux. Le but est simple : en 90 secondes, il faut faire un gros score en touchant autant de « Moorhuhns » que possible, sachant que plus elles sont éloignées, plus elles rapportent de points. Ce jeu devait être jouable seulement sur des PC portables mis à disposition dans plusieurs tavernes allemandes, mais, on ne sait trop comment, il a été diffusé sur le web, et les conséquences ont dépassé tous les espoirs de leurs géniteurs. Ce fut un effet Doom à l’échelle allemande : en quelques semaines, Moorhuhnjagd devient un phénomène (plus de 18 millions de téléchargements !), tous les employés de bureau profitent de leur pause-currywurst pour se faire une petite partie, la productivité nationale pique du nez, le spectre de la crise ressurgit (bon, j’exagère un peu)… Phenomedia est le premier éditeur allemand de jeux vidéo qui entre en bourse, et ils lèvent 20 millions d’euros le premier jour de leur quotation. Comprenant qu’ils ont (littéralement) une poule aux oeufs d’or entre les mains, ils ne vont pas hésiter à traire cette pauvre poule jusqu’à l’épuisement : aux côtés des suites du jeu de base, on aura des « Moorhuhn pirate », « Indiana Moorhuhn », « Moorhuhn au Tibet », « Super Moorhuhn Kart », « Moorhuhn Soccer »… Au moins 61 jeux selon Mobygames, les derniers datant de 2023 sur Switch ! Et cela n’inclut pas les clones apparus rapidement comme Die Rache der Sumpfhühner, Killerhuhn 3D ou Digitale Hühnerjagd. N’oublions pas non plus les produits dérivés : des figurines, des bonbons Haribo, des mugs, un jeu de cartes, un jeu de société, du linge, un coffret en bois édition limitée sorti en 2009… Wigald Boning, l’animateur-humoriste que j’ai évoqué plus haut, a enregistré un album entier en rapport avec le jeu. Et le plus beau : en 2000, Phenomedia a vendu une licence à Ravensburger Interactive pour vendre le jeu en boîtes en magasins. Or, ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que Ravensburger est une societé tellement établie en Allemagne que, comme Lego au Danemark, ils ont leur propre parc d’attractions, le Ravensburger Spieleland, ouvert depuis 1998 à Meckenbeuren. Qu’est-il arrivé à votre avis ? Au début des années 2000, ils ont inauguré une nouvelle attraction : le Moorhuhn-rodéo !
Une publicité pour le Ravensburger Spieleland (on aperçoit les poupoules à 7 secondes)
Le clip de « Gimme More Huhn » (je vous préviens, c’est mauvais)
Cette emballement n’a pas eu que des effets positifs. Pris dans la folie de la « nouvelle économie », Phenomedia a maquillé ses comptes pour satisfaire les attentes de ses actionnaires. Résultat : en 2010, après un procès retentissant à Bochum, deux responsables de la société sont condamnés pour escroquerie, abus de confiance et falsification de bilan. Morale de l’histoire : comme le disait Guy Roux dans les Guignols de l’info, « faut pas compter les oeufs dans le cul de la poule ». Si vous souhaitez en savoir plus sur Moorhuhn, il y a un fandom sur le sujet.
(sources des images : Abandonware France, Mobygames)