LETTRE DE TOKYO
Depuis longtemps, les geishas, les samouraïs ou encore les ninjas (hommes de main de l’époque médiévale) alimentent l’imaginaire de millions de jeunes à travers le monde. Mais lorsque des étrangers s’emparent de figures de l’identité nationale japonaise, cela peut susciter d’importantes crispations au pays du Soleil levant.
C’est ce qu’il s’est passé avec le jeu vidéo Assassin’s Creed, Shadows, produit par Ubisoft. Le dernier épisode de cette série se déroule pour la première fois au Japon. La diffusion de sa bande-annonce, en mai dernier, a provoqué dans l’Archipel un déferlement de messages en ligne qui vient de forcer Ubisoft à différer la sortie du jeu à février 2025, alors qu’elle était initialement prévue pour novembre 2024. Une pétition en ligne, réunissant près de 100 000 signatures, demande désormais son annulation.
« Je suis cette série depuis le début et j’étais heureux qu’elle se déroule enfin au Japon, mais, aujourd’hui, je ressens une grande colère », regrette un internaute. Le jeu met en scène deux personnages, Yasuke et Fujibayashi Naoe. Le premier, présenté comme un samouraï – mais dont le statut est en réalité sujet à caution –, a bien existé.
Vraisemblablement né au Mozambique, il est arrivé au Japon avec les jésuites portugais et fut reçu avec eux par le plus puissant chef de guerre de l’époque, Nobunaga Oda (1534-1582). D’abord surpris par la carrure et la couleur de peau de l’Africain – il l’examina minutieusement pensant qu’elle était teintée artificiellement –, il finit par lui offrir un sabre.
« J’en ai marre du politiquement correct occidental »
Et c’est justement le fait que ce personnage soit Noir qui pose problème à de nombreux internautes. Certains y voient l’imposition par Ubisoft de critères de pensée prévalant en Occident, une sorte de « wokisme ». « J’en ai marre du politiquement correct occidental. N’impliquez pas l’Asie là-dedans », s’insurge un autre internaute, reflétant un agacement plus largement répandu au Japon qu’on ne le pense à l’étranger.
Ne serait-ce pas, aussi, le reflet des réactions xénophobes et racistes ? Assurément pour certaines d’entre elles, qui ont d’ailleurs été relayées par des suprémacistes blancs aux Etats-Unis – en pâmoison devant les samouraïs… Mais étonnamment, rares sont ceux qui se montrent choqués par le second personnage, Naoe, une « ninjette ». Dans l’Histoire, il n’y a jamais eu de femme ninja.
Car il est un autre point que révèlent les réactions des internautes : l’ignorance de la plupart des Japonais de ce que furent réellement les ninjas. Ces derniers, souvent appelés shinobi (« ceux qui se cachent »), apparurent au temps des guerres civiles du XVIe siècle. Hommes de l’ombre, mercenaires des seigneurs, ils espionnaient ou opéraient des raids nocturnes chez les ennemis de leur maître. Au cours des deux siècles de paix de l’époque Edo (1603-1867), sous la férule des shoguns Tokugawa, ils n’étaient plus que quelques centaines.
C’est ensuite, dans la littérature de divertissement de l’époque et sur la scène du kabuki, le théâtre traditionnel japonais, que les ninjas devinrent des méchants vêtus de noir ou bien des redresseurs de torts. Des textes hagiographiques cherchèrent à en faire des équivalents de Robin des bois. Et leur technique de camouflage, de déplacement fluide, fut assimilée à une sorte d’art martial (ninjutsu), sinon une « Voie ».
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Puis, les romans populaires, les mangas, les films d’animation et les jeux vidéos s’en emparèrent, leur donnant une image de plus en plus éloignée ce qu’ils ont été, comme le raconte un récent ouvrage de l’historien Pierre-François Souyri (Histoire des ninjas. Hommes de main et espions dans le Japon des samouraïs, Tallandier). Si bien qu’aujourd’hui, les écoles de ninjas fleurissent – grâce surtout aux étrangers qui les fréquentent. Depuis 2017, l’université de Mie, dans la préfecture du même nom, qui se veut le berceau du ninjutsu, a même ouvert un Centre international de recherche sur les ninjas.
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