Nous étions censés nous trouver à Cologne, dans les travées bruyantes du plus grand salon européen du jeu vidéo, mercredi 24 août. Pourtant, nous voici en Dordogne, au bord d’une rivière, non loin de Sarlat-la-Canéda. Nous sortons un vieil appareil photo instantané, de type Polaroid, pour immortaliser le passage de montgolfières colorées et un pont rocailleux à moitié mangé par la verdure qui nous fait face. Bercés par les sonorités apaisantes de l’endroit, nous prenons un antique dictaphone à cassettes et un micro pour immortaliser le chant de la forêt ou le glouglou environnant.
Sur la rive derrière nous, notre grand-mère patiente puis nous appelle. Il est temps de rentrer chez elle, dans la vieille maison en pierre dans laquelle nous passons nos vacances. La parenthèse bucolique se referme… Retour à la réalité : nous nous retrouvons catapultés à quelque 1 000 kilomètres de là, en Allemagne, alors que nous achevons la version de démonstration de Dordogne, jeu vidéo du studio bordelais Un Je Ne Sais Quoi dont la sortie est prévue au premier trimestre de 2023 sur consoles et PC.
Son personnage principal est Mimi, une adulte qui plonge dans ses souvenirs d’enfance passée en Dordogne. La petite fille que nous avons vue à l’écran ? C’est elle au début des années 1980. Alors que tout commence dans la maison de son aïeule, le flou des souvenirs se matérialise par de somptueux décors peints à l’aquarelle par le créateur du jeu, Cédric Babouche. Tout a été fait à la main, cent quatre-vingts décors en tout, nous précise Aymeric Castaing, propriétaire du groupe Umanimation, auquel appartient le studio.
Conflit de générations au petit déjeuner
Nous parcourons d’abord avec Mimi les pièces comme nous feuilletons les pages d’un livre d’images. Au passage, nous interagissons avec des éléments du décor, comme de vieux Paris Match dans les toilettes. Certaines actions nous permettent de trouver des mots, que l’on récolte comme des coquillages glissés dans une poche lors d’une promenade en bord de mer. Une fois que nous les avons tous glanés, nous avons ensuite accès à une nouvelle pièce de la maison : la cuisine, où nous attendent des tartines et du lait.
Dordogne progresse ainsi calmement. Les puzzles ne sont pas là pour poser des problèmes ou exiger de la dextérité : ils sont là pour guider la narration. Tant pis si les joueurs les plus aguerris s’impatientent, le parti pris de cette expérience poétique est de convoquer les petites choses du quotidien. La formule n’est pas si surprenante puisqu’elle s’inscrit dans la lignée des jeux mobiles Monument Valley, Florence ou Assemble With Care (ces deux derniers faisant partie, selon nous, des cent meilleurs jeux de tous les temps).
La séquence du petit déjeuner se fait en toute simplicité. Il faut poser du beurre ou du miel sur du pain, ce qui nous permet de récolter de nouveaux mots, tandis que bouger les objets déclenche de savoureuses lignes de dialogue : la fillette se plaint du goût trop fort des aliments de sa grand-mère, ronchonne et réclame des céréales, que l’on se verse en orientant un joystick. « C’est beaucoup trop sucré », la gronde la vieille dame. Le conflit de générations prend d’autant plus d’épaisseur que nous sommes dans un souvenir de Mimi, évoqué par la maison près de deux décennies plus tard. Nous savons que les vieilles pierres ont beau être encore là, la vieille dame tant aimée est partie.
Au terme de cette séquence marquant le début de l’aventure, encore en chantier, force est de constater que l’histoire et les visuels de Dordogne ont beaucoup de caractère. Son défi principal sera certainement de réussir à maintenir l’immersion du joueur en évitant que la formule, plutôt familière, s’essouffle au bout de quelques heures.
Un « Amélie Poulain » du jeu vidéo
Une chose est sûre, l’expérience est profondément proustienne. Comme la madeleine qui réveille la mémoire du narrateur dans Du côté de chez Swann, les vieux objets et les paysages de Dordogne permettent à Mimi de se remémorer des scènes vécues il y a des dizaines d’années. Collecter des mots pour créer de petits poèmes, des sons et enfin des photos une fois que nous sortons est une façon d’aider le personnage à dépoussiérer de vieux souvenirs, à jeter un regard plus adulte (donc moins naïf) sur ses souvenirs de jeunesse.
Cette « recherche du temps perdu » dans la région natale de Montaigne offre un jeu vidéo on ne peut plus ancré dans la culture française. Voilà qui tranche dans les allées de la Gamescom, où les univers de fantasy, de science-fiction ou d’horreur ont largement pris le pas sur les environnements réalistes. A l’étranger, le tropisme franco-français du jeu d’Un Je Ne Sais Quoi suscite également de la curiosité, notamment au Japon.
Aymeric Castaing attend de pied ferme le journaliste du prestigieux magazine Famitsu, qui a pris rendez-vous avec lui et n’en revient toujours pas d’avoir été plébiscité par le prochain Tokyo Game Show. Il s’amuse de se voir considéré comme un potentiel Amélie Poulain du jeu vidéo, en moins caricatural. Les nuances du récit et ses zones d’ombre nous laissent en effet espérer qu’il y a bien plus qu’une carte postale derrière les paysages idylliques de Dordogne.