« Toutes les intelligences du monde. Animaux, plantes, machines » (Ways of Being. Animals, Plants, Machines. The Search for a Planetary Intelligence), de James Bridle, traduit de l’anglais par Cyril Le Roy, Seuil, « La couleur des idées », 450 p., 25 €, numérique 18 €.
Le Britannique James Bridle, né en 1980, fait partie de ces « artistes chercheurs » qui renouent avec une attitude que des générations d’artistes avant eux avaient délaissée, et qui ressemble à la manière qu’avaient les peintres de la Renaissance de s’occuper de tout. Toutes les intelligences du monde, son nouvel essai, traverse avec beaucoup d’aisance les champs de la physique, de la biologie, de la botanique, de l’éthologie, de l’informatique, de l’anthropologie ou de la philosophie afin de répondre au défi lancé à l’humanité par les progrès de l’intelligence artificielle (IA).
La curiosité de Bridle pour les liens entre technologie et vie quotidienne ne reconduit cependant pas la figure de l’artiste humaniste maîtrisant un savoir universel, qui placerait l’humain au centre du monde. Le geste de l’auteur est, au contraire, de nous décentrer, un peu comme si l’Homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci (vers 1490) devenait soudain un point dans un grand réseau d’éléments interconnectés, où les autres points seraient des bonobos, des planètes, des particules quantiques ou de petits robots contrôlés par des insectes. S’il est question ici d’intelligence, c’est parce que, explique Bridle, « l’intelligence est un processus actif, et pas seulement une capacité mentale ». Il existe donc plusieurs façons de la « pratiquer », écrit-il.
« Il y a véritablement quelque chose qui cloche dans l’utilisation des outils que nous avons à notre disposition », remarque-t-il aussi. L’IA va-t-elle nous remplacer ? Rendre l’humanité obsolète et nous réduire en esclavage ? Pour affronter de telles questions, nous devons rompre avec une conception limitée de la technologie, qui la réduit à l’usage qu’en font les grandes entreprises technologiques et extractivistes dominant aujourd’hui l’économie globale. Or changer cet usage ne peut passer que par une conception elle aussi élargie de l’intelligence et par une attention nouvelle portée à la polymorphie de ses modèles, donc à la diversité des manières d’agir dans le monde, défend Bridle.
Enjeux écologiques
En effet, l’intelligence n’est pas qu’une aptitude humaine reproduite par des algorithmes, qui se rendraient alors capables, le cas échéant, de supplanter les humains. Cette logique envisage l’IA sur un mode qui, finalement, prolonge une histoire trop humaine : celle d’un usage de l’intelligence au service de la domination et de l’exploitation sans limites des ressources de la planète. L’évolution technologique apparaît ainsi, aux yeux de l’auteur, indissociable des enjeux écologiques. Si l’IA est avant tout « un système avec des objectifs clairement définis, des capteurs et des effecteurs permettant de lire et d’interagir avec le monde », c’est en s’intéressant à d’autres formes d’interaction que nous pourrons critiquer efficacement ce système. D’où l’écologie de l’intelligence et des technologies promue par Bridle, qui interroge : « Qu’est-ce que cela signifierait de créer des intelligences artificielles et des machines qui ressembleraient plus à des pieuvres, à des champignons ou à des forêts ? »
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