Entrée de la Cour des comptes, rue Cambon à Paris. Photo: TouN / Wikimedia Commons / CC by-sa
En juillet, la Cour des comptes a publié un rapport intitulé «Le pilotage de la transformation numérique de l’État par la direction interministérielle du numérique». Ce document de 153 pages (PDF), qui porte sur la période 2019-2023, est divisé en trois grands chapitres. Le premier, très critique, porte sur «la Dinum, une direction interministérielle qui peine à se structurer face à des stratégies changeantes»: fréquents revirements stratégiques, complexité budgétaire, « ressources humaines instables et à la gestion complexe», cette trentaine de pages tape fort. Du côté du CNLL, qui représente «les entreprises du numérique ouvert», c’est surtout une section du deuxième chapitre qui a retenu l’attention, section titrée «Des objectifs mieux remplis en matière d’ouverture de la donnée publique, encore insatisfaisants dans la promotion des logiciels libres».
« Une instabilité nuisible »
La Cour des comptes donne donc une bonne note à une politique d’open data «en progression», mais consacre ensuite une page (p. 46) à «la promotion des « logiciels libres » : une instabilité nuisible à leur utilisation par les ministères». Elle rappelle que le «socle interministériel de logiciels libres» (SILL) a été créé à la suite de la circulaire de septembre 2012 relative aux logiciels libres (dite circulaire Ayrault).
Puis ont été créés en 2019 un catalogue, GouvTech – mêlant des logiciels libres, d’autres propriétaires et des solutions en SaaS -, un portail (code.gouv.fr depuis 2021) publiant les codes-sources directement produits par l’administration (près de 19.000 dépôts atteints fin 2023).
« Malgré un important référencement des codes-sources proposés par l’administration, la promotion des logiciels libres semble encore balbutiante, plus de onze ans après la circulaire dédiée. La succession de stratégies a créé un empilement de plateformes dont certaines peinent à se coordonner et à inciter les ministères à les utiliser. (…)
Enfin, les économies budgétaires réalisées grâce à la mise à disposition de logiciels libres ne sont pas calculées pour l’ensemble des administrations, seules certaines d’elles faisant l’objet d’une telle analyse. La Dinum doit continuer à appuyer les efforts des administrations en la matière, en rationalisant ses catalogues. Ce travail doit se fonder une analyse coût-bénéfice pour l’administration, permettant de prioriser les logiciels libres les plus utiles.»
« La Dinum joue contre son camp »
Le CNLL a commenté début août le document de la Cour des comptes :
«Le rapport de la Cour des comptes est particulièrement critique envers les outils de la “suite numérique de l’agent public”, un ensemble de services “développés” en interne par et pour l’administration visant à concurrencer des solutions comme Google Docs ou Slack. La Cour des comptes a évalué ces outils, tels que Tchap, Resana et Osmose, et a souligné leur faible adoption et leur coût élevé.
Le rapport précise que fin 2023, l’administration a dépensé 9,3 millions d’euros pour ces outils, dont 60% pour Tchap, avec des coûts de maintenance annuels de 5 millions d’euros. Malgré ces investissements, ces outils restent peu utilisés et méconnus de la plupart des agents publics. La messagerie instantanée Tchap, par exemple, bien que développée avec 5,6 millions d’euros entre 2021 et 2023 et 1,85 million d’euros en coût de maintenance pour 2024, est peu utilisée, poussant la Première ministre à recommander l’usage d’une alternative privée et propriétaire, “Olvid”.»
Le CNLL développe ses propres critiques dans ce communiqué, qualifiant de «concurrence irresponsable» la politique de la Direction interministérielle:
«La Dinum joue contre son camp en se positionnant en concurrent direct des éditeurs français de logiciels libres et collaboratifs, alors qu’il existe déjà une dizaine de solutions françaises de bureautique collaborative, certaines bénéficiant de financements par l’État (Murena, XWiki, OfficeJS, BlueMind, Interstis, Jamespot, Wimi, Abilian…). Cela créé une situation de concurrence irresponsable, exacerbée par le fait que la Dinum bénéficie de financements publics à 100%, des moyens marketing de l’État, et n’est pas obligée de se conformer aux qualifications SecNumCloud.»
L’organisation représentative «des entreprises du logiciel libre et du numérique ouvert» relève aussi qu’avec des effectifs et des moyens limités, «imaginer que la Dinum puisse se substituer aux éditeurs, qu’ils soient Open Source ou non, dans ce domaine complexe, est irréaliste.»
Condition nécessaire « mais pas suffisante » de la souveraineté
Le CNLL critique aussi une «vision restrictive du Libre»: «Le logiciel libre ne peut être abordé que sous l’angle de la gratuité et de la défiance envers les éditeurs et prestataires. Le Libre est une condition nécessaire pour la souveraineté, mais pas suffisante. Il ne doit pas être perçu comme une solution miracle mais comme un outil favorisant et nécessitant une relation équilibrée et pérenne avec un écosystème solide et collaboratif. Développer un logiciel, y compris libre, est un métier à part entière où 70% du travail concerne la partie immergée de l’iceberg consistant au maintien et aux évolutions techniques nécessaires pour maintenir le logiciel à flots.»
L’organisation dénonce un «impact négatif sur l’industrie française»: «En opérant elle-même des services de cloud et en tentant de développer des logiciels dans divers domaines non spécifiques à l’Etat, exigeant la gratuité des logiciels sous prétexte d’open source ou de communs, la Dinum crée un environnement qui in fine décrédibilise le logiciel libre, favorise les solutions américaines et décourage l’innovation locale.»
Le CNLL fait ensuite une série de recommandations, synthèse des propositions qu’il a déjà faites (priorisation de l’utilisation des logiciels libres dans le secteur public, réseau de référents dans les ministères, soutien à l’écosystème, marchés publics etc.).
April : en finir avec les situations de dépendance
L’April a commenté à son tour, le 30 août, le rapport de la Cour des comptes et la réaction du CNLL. L’association libriste observe:
«La lecture de ce rapport et l’appel de la Cour des comptes à une stratégie interministérielle forte trouvent un écho éloquent avec toutes les situations de dépendance de nombreux ministères avec des multinationales de l’informatique privatrice, Microsoft en tête. Dernier exemple en date avec le ministère du Travail français qui continue de justifier son recours aux solutions de l’entreprise américaine sur la base d’une étude de 2020 selon laquelle il n’existerait pas d’alternative.
Ainsi que nous le disions déjà, dans ces situations de dépendance, malheureusement récurrentes, l’État ne peut pas se contenter d’être un observateur et un consommateur passif de solutions logicielles, y compris libres. Ce n’est qu’en mettant en œuvre une politique publique ambitieuse, passant par une priorité au logiciel libre et un soutien par l’investissement dans les communautés et tissus économiques qui les font vivre, que l’on pourra répondre aux enjeux de souveraineté numérique.»
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