Livre. Mille cinq cents milliards de dollars de valeur en Bourse, une domination quasiment sans partage dans l’informatique dématérialisée, la logistique ou la vente de livres, et un conglomérat présent aussi bien dans le commerce de l’alimentation que la production de séries télévisées : en vingt ans, Amazon est devenue l’une des plus puissantes entreprises au monde.
Mais Amazon confidentiel, le livre enquête de la journaliste du Wall Street Journal Dana Mattioli consacré à l’entreprise de Seattle, est très loin de la success story. A l’image de son sujet, qui s’attaque à tous les secteurs, l’ouvrage dresse un portrait impressionniste, par petites touches, de ce qui fait la spécificité d’Amazon. Sur la palette de la journaliste, quelques touches claires – une culture de l’efficacité, de la frugalité et de la satisfaction client – sont vite écrasées par de grands à-plats résolument sombres.
Optimisation fiscale agressive et conditions de travail difficiles dans les entrepôts et pour les chauffeurs : Dana Mattioli revient sur les pratiques critiquables mais déjà bien documentées d’Amazon. Son enquête se distingue néanmoins par la manière dont elle met en scène l’agressivité d’Amazon, la facilité avec laquelle l’entreprise a, durant des années, trahi ses partenaires, écrasé sans pitié des rivaux et mis en place une stratégie de lobbying audacieuse pour protéger son empire.
Culture d’entreprise toxique
Nourri de dizaines d’exemples et de confidences de nombreux anciens cadres de la firme, le livre détaille à quel point les mesures de rétorsion ont fait partie de l’arsenal d’Amazon pour forcer les vendeurs tiers sur sa plate-forme à se plier à toutes les conditions qu’elle édicte. L’autrice revient également longuement sur la manière dont Amazon a utilisé les données de vente pour copier des produits de vendeurs tiers à succès sous sa propre marque. Mais aussi comment son programme d’investissement, Alexa Fund, a été employé pour collecter des données auprès de start-up auxquelles elle faisait miroiter un investissement important, avant de se retirer et d’utiliser ces informations pour lancer ses propres services.
Une agressivité permise, sinon encouragée, par une culture d’entreprise toxique, estime Mme Mattioli, qui compare le fonctionnement d’Amazon à celui de Wells Fargo, la banque américaine au cœur d’un scandale, en 2016, après avoir ouvert des millions de comptes au nom de clients qui n’avaient rien demandé. La combinaison d’objectifs irréalistes, de licenciements fréquents des salariés jugés moins performants et l’absence de garde-fous solides ont encouragé toutes les dérives, écrit-elle.
« Même les responsables les plus seniors de l’entreprise devenaient paranoïaques sur leurs performances, certains affirmaient que Bezos considérait tout salarié comme interchangeable et que cette attitude avait forgé la culture d’Amazon. “Vous saviez toujours, quel que soit votre niveau, que vous ne valiez que ce que valait votre performance de la veille”, m’a expliqué Dave Clark », vingt-trois ans passés chez Amazon, dont plusieurs années au sein de la « S-Team », la garde rapprochée du fondateur, Jeff Bezos. « Cette culture encourage des modèles de comportements qui permettent aux acteurs mal intentionnés de prendre l’avantage en trichant pour conserver leur poste », analyse Mme Mattioli.
Dans le viseur des autorités de la concurrence
Une culture interne faite, en outre, d’une certaine arrogance, qui voit Jeff Bezos valider des tweets s’en prenant à des élus américains, au désespoir de son équipe de relations publiques. Après avoir choisi d’ignorer largement les régulateurs, avec une équipe de lobbying minimale, Amazon a rattrapé son retard après l’élection de Donald Trump – qui voue une inimitié personnelle teintée de jalousie à Jeff Bezos. Juste à temps : Amazon, comme les autres Gafam, est depuis trois ans dans le viseur des autorités de la concurrence aux Etats-Unis.
Des procédures plutôt tardives – surtout en comparaison de celles lancées par l’Union européenne, survolées dans le livre – et auxquelles Amazon confidentiel consacre plusieurs chapitres assortis d’une réflexion sur la faiblesse actuelle des régulateurs américains. Cette faiblesse s’explique, selon la journaliste, par la philosophie ayant prévalu ces quarante dernières années au sein de l’antitrust outre-Atlantique, privilégiant l’intérêt des prix bas pour le consommateur, et qui vacille depuis peu sous l’impulsion de la juriste Lina Khan, directrice de la Federal Trade Commission, très critique d’Amazon et elle-même contestée au sein de l’institution.
Amazon affirme aujourd’hui avoir changé, et avoir érigé de solides barrières internes pour empêcher des abus, mais demande à être crue sur parole, refusant de communiquer, même au Congrès américain, un audit interne sur des pratiques anticoncurrentielles. Amazon confidentiel est émaillé de réponses, souvent lapidaires, du service de presse de l’entreprise aux questions de Mme Mattioli. A plusieurs reprises, un démenti global et vague conclut un chapitre fournissant de multiples preuves de comportements critiquables.
« Amazon confidentiel », de Dana Mattioli, traduit par Aurélien Blanchard et Anna Souillac, Grasset, 528 pages, 25 euros.