En matière de lobbying, la meilleure défense est souvent l’attaque. Début 2015, alors que l’entreprise croule sous les procès, les enquêtes et les menaces de législations restrictives, Uber décide de passer à l’offensive, en déposant une série de plaintes auprès de la Commission européenne, notamment contre la France, l’Allemagne et l’Espagne. Le détail des plaintes varie, mais leur cœur est commun : en restreignant les possibilités d’Uber, ces trois Etats membres ont contrevenu à la liberté d’établissement, un principe fondateur du droit européen, qui permet aux entreprises de s’installer et d’exercer librement au sein de l’Union européenne (UE).
La manœuvre est risquée – elle n’est pas de nature à apaiser les relations, déjà chaotiques, qu’entretient Uber avec l’Etat français. Lorsqu’une entreprise estime que ses droits ne sont pas respectés par un pays membre de l’UE, « elle peut passer par un mécanisme décentralisé, via les juges nationaux, explique Anne-Lise Sibony, professeure de droit européen à la faculté de droit de l’Université catholique de Louvain et spécialiste du marché intérieur. Si le juge estime qu’il y a bien un doute important sur le fait que la législation européenne est respectée, il peut poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne [CJUE], dont le rôle est de clarifier le droit de l’UE. » Cette procédure peut être longue – il faut en moyenne deux ans pour que l’institution réponde à une question préjudicielle.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Les entreprises comme les particuliers peuvent aussi saisir directement la Commission européenne d’une plainte, pour lui demander d’ouvrir une procédure dite « de manquement ». C’est alors la Commission qui décide si elle va la traiter. « L’inconvénient de cette procédure, c’est qu’elle est très longue, note Frédérique Berrod, professeure à Sciences Po Strasbourg et spécialiste du droit européen. Elle commence par une phase administrative, durant laquelle la Commission va échanger avec l’Etat concerné, puis émettre un avis motivé, et enfin, si l’Etat ne fait rien ou refuse, elle peut saisir la justice européenne. » Les plaintes déposées par Uber n’ont jamais abouti – elles ont été tranchées par des demandes de juges nationaux qui ont posé des questions à la CJUE pour connaître la correcte application du droit.
« Appels clairs de la Commission »
La procédure de manquement est un peu plus « politique » que la voie des tribunaux nationaux. Et les documents des « Uber Files » suggèrent que les procédures intentées par Uber contre la France, l’Allemagne et l’Espagne ont été en partie inspirées, ou encouragées, par une commissaire européenne : la Polonaise Elzbieta Bienkowska, chargée du marché intérieur à partir de 2014 – le Français Thierry Breton lui a succédé en 2019 – et considérée par Uber comme une alliée.
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