Plus de 100 milliards d’équivalents dollars (93,8 milliards d’euros). Le volume de cryptomonnaies échangées en Afrique subsaharienne entre juillet 2021 et juin 2022 peut sembler important. Il ne représente pourtant que 2 % de l’activité mondiale, selon les chiffres de la société d’études Chainalysis. A 16 %, la croissance de ces actifs numériques n’est même pas spectaculaire.
Mais « les chiffres peuvent être trompeurs », souligne Chainalysis dans un récent rapport : « Une analyse plus fine montre que l’Afrique abrite certains des marchés de cryptomonnaies les plus développés » au monde. Ainsi, note-t-elle, le Nigeria et le Kenya, les plus férus de « cryptos » avec l’Afrique du Sud, se situent respectivement au 11e et 19e rang mondial en termes d’adoption, en tenant compte du pouvoir d’achat et de la population (loin devant la France, 32e).
Mais cette adoption se fait dans un environnement mal régulé, voire hostile, ont déploré des acteurs du secteur lors d’un forum consacré à la tech en Afrique organisé mi-février à Nairobi. « Avoir des lois est crucial pour nous permettre de régler tous les problèmes » qui freinent l’expansion des cryptodevises sur le continent, a ainsi estimé lors d’un panel dédié Aliu Musa, responsable Afrique pour Celo, une cryptomonnaie qui promet d’améliorer l’inclusion financière.
Une « nécessité économique »
Les participants − monnaies, plates-formes d’échanges, fournisseurs de produits basés sur des cryptos − ont appelé les Etats à adopter des cadres légaux qui leur permettraient, pêle-mêle, de sécuriser leur activité, de la légitimer auprès des populations ou encore de garantir plus de transparence, dans une industrie globalisée secouée par les faillites et les scandales.
En novembre, la deuxième plus grosse plate-forme de cryptodevises, FTX, a déposé le bilan sur fond de fraude massive. Interrogé sur le besoin de législations, le Nigérian Shodipo Ayomide, responsable du plaidoyer pour Polygon, qui propose des produits utilisant l’ethereum, a martelé que « FTX n’était pas un problème de crypto, c’était un problème humain ». Pour éviter d’exposer les Africains aux escroqueries, la régulation est nécessaire, mais « jusqu’à un certain niveau », pour ne pas tuer la raison d’être de ces actifs prônant un système financier décentralisé, dit-il, reflétant le tiraillement de ces acteurs entre besoin d’intégration et philosophie d’indépendance vis-à-vis des Etats.
Pour l’heure, l’accueil des pays subsahariens est très disparate. La très instable République centrafricaine est l’un des premiers pays au monde à avoir adopté le célèbre bitcoin comme une monnaie officielle. Le Botswana a, lui, voté une loi jugée avant-gardiste car mettant en place un système de licences pour les opérateurs. A l’autre bout du spectre, les monnaies numériques sont totalement illégales en Ethiopie ou encore en Tanzanie. Beaucoup d’autres pays ont commencé à réguler − ou restreindre, selon le point de vue − à commencer par le Nigeria qui a interdit aux banques d’effectuer des transactions en cryptomonnaies.
Epargne à l’abri
Ce qui est loin d’empêcher les Nigérians d’y recourir, bien au contraire, note Gwera Kiwana, de MFS Africa, une importante plate-forme sur le continent. Le géant africain connaît une pénurie de billets de banque et de carburant qui enrage la population. « Le naira s’est énormément dévalué ces dernières années, le gouvernement mène des politiques monétaires folles, en restreignant l’accès aux liquidités, aux dollars, donc les gens se tournent vers les cryptos », affirme cette experte ougandaise des fintech.
Elle admet que l’Afrique est encore très loin d’une adoption massive des cryptomonnaies, souvent limitée à une partie de la jeunesse connectée. Mais elle voit la défiance « envers [ses] institutions, [ses] banques, [ses] gouvernements et même [ses] monnaies » comme un terreau fertile pour ces actifs alternatifs.
De fait, l’un des principaux usages actuels des cryptos en Afrique consiste à mettre son épargne à l’abri. Sur les plates-formes, comme MFS, Paxful ou encore Yellow Card, les usagers viennent notamment troquer leur monnaie locale contre des stablecoins, ces actifs indexés sur des devises traditionnelles fortes, comme l’euro ou le dollar.
Un moyen de « ne pas continuer à perdre en valeur » face à l’inflation galopante et à la chute des monnaies africaines, précise Maya Caddle, chez Nestcoin, une start-up dédiée à l’essor des cryptos en Afrique. Un usage encore plus courant, pointe-t-elle, concerne les transferts de fonds comme les envois d’argent de la diaspora au pays ou bien les virements intra-africains : des processus « très chers et aux délais très longs avec les systèmes financiers traditionnels. »
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Dans son étude, Chainalysis indique que ces usages très pragmatiques des cryptomonnaies, « par nécessité économique », sont très éloignés de celui, spéculatif, qui prévaut en Europe ou aux Etats-Unis. Pour cette même raison, la société d’études prédit d’ailleurs que l’effondrement récent de certaines cryptodevises ne devrait pas suffire à décourager les adeptes africains à l’avenir.