La vie de Patricia Pulling a basculé le 9 juin 1982. Au bout de l’allée menant à sa propriété, cette femme d’une trentaine d’années, mère de famille aisée, découvre l’horreur sur son perron. Son fils Irving baigne dans son sang. Il vient de se tuer d’une balle dans la poitrine avec l’une des armes de la famille. Ivre de chagrin, sa mère apprend dans les jours suivants qu’il s’adonnait à la nouvelle passion de la jeunesse américaine : Donjons & Dragons (D&D), le premier jeu de rôle, publié en 1974. Patricia Pulling tient là une explication plus convaincante à ses yeux que les curieux poèmes ou les comportements délirants de son fils avant cette issue fatale : c’est ce jeu satanique qui a poussé Irving à se tuer.
La mère, dévastée, fonde une association avec d’autres parents endeuillés pour poursuivre les éditeurs de Donjons & Dragons et obtenir réparation des universités et lycées qui ont laissé leurs élèves pratiquer le jeu. Son acronyme est BADD, pour Bothered About Dungeons & Dragons (« préoccupés par Donjons & Dragons »). Ce militantisme permet à Patricia Pulling de donner un sens à son drame, elle sera celle qui a alerté l’Amérique du péril.
L’assiste dans sa quête Thomas Radecki, un psychiatre décidé à faire interdire le jeu. Mais un psychiatre dont on découvrira qu’il a tendance à mentir sur ses états de service : il sera poursuivi pour agressions sexuelles après avoir été radié dans les années 1990. Plus prestigieux encore, Mme Pulling est adoubée par Tipper Gore, la femme du futur vice-président Al Gore, partie en croisade dans les années 1980 contre l’industrie musicale et ses chansons aux paroles trop explicites.
L’heure de gloire de Patricia Pulling sonne en 1985. Entourée des siens, elle raconte dans « 60 Minutes », une émission de CBS qui jouit d’un immense crédit, comment son fils aurait perdu pied à cause de D&D. Par crainte de nuire à ses proches, il aurait préféré se suicider pour les protéger. En pleurs, la petite sœur d’Irving témoigne que son frère aurait menacé de la tuer. Sa mère dénonce le commerce odieux des éditeurs du jeu, TSR. Comment résister au désarroi d’une femme dont « on a ravi » l’enfant ? Aucune contre-enquête n’est menée par l’émission, qui accueille telles quelles ces allégations et celles de policiers imputant à D&D une litanie glaçante de suicides et de crimes. Pire, TSR est accusé de faire pression sur d’héroïques enquêteurs.
Lanceuse d’alerte avant l’heure
La parole est certes donnée au créateur de D&D, Gary Gygax (1938-2008), mais le montage de l’émission joue en sa défaveur. Ce n’est pas parce qu’on joue à tuer des démons fictifs qu’on devient sataniste ou meurtrier, argumente Gygax. « Personne ne sort ruiné d’une partie de Monopoly », rappelle-t-il. D&D repose sur le « faire semblant », principe à la base de n’importe quel jeu depuis « le gendarme et les voleurs » des cours d’école. Des joueurs se rassemblent autour d’une table pour incarner des personnages et vivre une aventure, aux contours progressivement dévoilés par l’un ou l’une d’entre eux. Gary Gygax dénonce un climat de « chasse aux sorcières ». En vain. Bien aidée par « 60 Minutes », Patricia Pulling devient une sommité de la lutte contre l’occultisme, une lanceuse d’alerte avant l’heure. Elle intervient comme consultante auprès des policiers sitôt qu’un exemplaire de D&D est découvert chez un suicidé ou chez un assassin.
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