Autant la presse française est capable de mobiliser tout ce qui existe comme journalistes, régisseurs, fixeurs et autres pour couvrir l’élection américaine et recueillir la moindre impression de l’électeur moyen de l’Iowa — que personne ne sait situer sur une carte — autant les élections dans les autres pays de l’Union européenne ont tendance à disparaître des médias.
Mais, l’élection présidentielle roumaine 2024 va entrer dans l’histoire.
Labyrinthe administratif
Je plaide coupable : je n’ai pas voté. La raison : des papiers expirés depuis 2012 et une impossibilité de comprendre comment les faire renouveler auprès du consulat de Roumanie à Paris. La dernière fois que j’ai essayé, personne ne parlait français et je ne comprenais rien à ce qui m’était demandé. Dans mon souvenir, je devais prendre un rendez-vous en ligne, pour ensuite aller sur place pour qu’on m’indique les documents nécessaires, reprendre un rendez-vous en ligne pour ensuite revenir sur place avec les documents et attendre qu’on appelle mon numéro.
On dit beaucoup de mal de l’administration française, mais testez l’administration consulaire roumaine et vous comprendrez à quel point les Français sont efficaces. Ou les Espagnols. La procédure espagnole est tellement simple que je me suis immatriculée en trois semaines et que mon numéro d’étranger est valable à vie. J’aurais d’autres démarches à effectuer le jour où je m’installerai définitivement sur « mon » île.
Un jour où j’ai rencontré l’ambassadeur — de l’époque — de Roumanie en France, je lui avais dit que les services consulaires étaient un cauchemar. Je ne demandais évidemment pas de passe-droits, juste que les démarches soient plus fluides. J’ai senti un grand désarroi dans son regard. Bref, tout ça pour dire que je n’ai pas été voté pour des raisons administratives. Autant vous dire que je le regrette.
Cauchemar
Pour autant, je voulais suivre les résultats. Après tout, je suis journaliste et parlant la langue, il m’est plus facile de naviguer dans les informations que si je suivais les élections polonaises ou slovaques. Les premiers sondages donnaient le PSD et l’USR au second tour. Je n’étais pas ravie, je hais le PSD. Ce parti est tellement corrompu qu’il faudrait quatre thèses de doctorat pour faire le tour des affaires et qu’on pourrait même créer une chaîne d’informations en continu pour les couvrir toutes.
Mais, au fil des heures, le PSD finit troisième et un autre candidat se place à la première place : Georgescu. Dès l’annonce des premiers résultats et au fil de la nuit, les journalistes et commentateurs se sont décomposés sur le plateau de Digi24 (notre BFM TV locale). On les comprend : l’extrême-droite ne pesait rien électoralement sur la présidentielle et entre Simion et Georgescu, elle est arrivée à 38 %.
La surprise de nos confrères roumains a pour origine un schisme : Georgescu n’était crédité qu’à 8 % ou 10 % dans les sondages, dans les hypothèses les plus favorables. Il a fui les débats télévisés — je n’en ai trouvé que deux, il n’a accordé aucune interview dans la presse écrite et il s’est déclaré candidat en octobre pour un scrutin fin novembre. Par ailleurs, il n’a aucun parti derrière lui.
TikTok au cœur du processus
Comment a-t-il fait ? En un mot : TikTok. Le candidat a littéralement cannibalisé le réseau social du Parti communiste chinois, au point qu’une recherche « Romania » sur TikTok, en navigation privée, le donne en suggestion.
Il n’a pas fait que poster des tonnes de vidéos : il a mobilisé une armée de bots et de trolls, qui commentaient partout, en postant des messages à sa gloire. Il ne s’est d’ailleurs pas contenté de TikTok, il l’a aussi fait sur Instagram et sur YouTube.
Mais il ne partait pas de nulle part : sa femme est une influenceuse naturopathe et le couple a entraîné dans son sillage tout ce qu’on compte d’influenceuses beauté ou nature sur les réseaux sociaux. Le candidat avait une arme électorale massive entre les mains et il s’en est servi de façon spectaculaire, sans que personne ne s’en rende compte. Ni mes confrères ni les instituts de sondages.
Far West
Ce n’est pas dans mes habitudes de parler de zones de non-droit concernant Internet. Je suis beaucoup trop bien placée pour savoir qu’il s’agit d’une formule stupide, dégainée par des politiques en mal de notoriété et techniquement ignares.
Sauf en matière électorale, car, dans ce domaine, il y a des trous dans la raquette. En droit français, les candidats doivent respecter une période de réserve, durant laquelle ils ne peuvent pas poster de messages. Mais, les militants peuvent le faire. Pour juger si cela est de nature à influencer le scrutin, les juges électoraux regardent l’écart de voix entre deux candidats. Si l’écart est trop faible, le scrutin est annulé.
Dans le cas de Georgescu, deux plaintes sont déjà déposées concernant le scrutin de dimanche dernier et la cour constitutionnelle va rendre sa décision jeudi 28 novembre 2024. L’objet du litige : le financement. Le candidat a déclaré 0 € de dépenses, ce que personne ne croit. Mais, c’est peut-être la législation qu’il va falloir revoir, y compris en France. Il semblerait que le candidat ait fait appel à une agence d’influenceurs pour booster sa notoriété.
Un précédent qui pourrait survenir en France ?
La question est : pourrait-on avoir un candidat qui se déclarerait du jour au lendemain, ne ferait campagne que sur les réseaux sociaux et créerait la surprise ? Du jour au lendemain, non, car les règles sont assez sévères sur le calendrier. Mais, pour le reste, oui et il suffit de voir notre précédent : Jordan Bardella.
Une équipe de campagne me rapportait l’anecdote suivante : faisant du porte-à-porte dans un quartier populaire — et très à gauche — elle a croisé des jeunes et a commencé à leur parler des élections législatives de 2024. Les jeunes ont répondu qu’ils allaient voter Bardella. Surprise dans l’équipe, qui demande pourquoi « on l’a vu sur TikTok, il est trop cool ». Ils n’avaient aucune idée de qui il était, de son programme et n’avaient même pas compris qu’il n’était pas candidat aux élections législatives.
Mais, cela a suffi et sur TikTok, il est très populaire. Pour le moment, aucun candidat très populaire sur les réseaux sociaux n’a réussi à transformer l’essai. Il y a dix ans, je disais qu’un clic ne valait pas un vote. Est-ce que ce théorème est toujours valable ? Et comment adapter notre législation ? Doit-on même le faire ?
La question des sondages
Les sondages, pour être valables, doivent respecter une méthode scientifique. Il ne suffit pas de prendre tous les habitants d’un immeuble, de leur poser les mêmes questions pour se targuer d’avoir un sondage valide.
Dans le cas de Georgescu, son nom a été inclus dans les sondages, mais les sondages n’ont pas pris en compte les réseaux sociaux. D’ailleurs, comment le faire ? Quelle serait la bonne méthode ? Comment s’assurer que la personne qui poste est bien représentative, en âge, région, profession, orientation politique ? Comment certifier le sondé ?
Pour le moment, dans le meilleur des cas, on ne peut se baser que sur des indices de notoriété, mais, sans avoir la certitude que cette notoriété est organique. Dès lors, c’est le serpent qui se mord
la queue : ne pas regarder la notoriété, c’est prendre le risque de passer à côté d’un candidat et à l’inverse, ne se baser que dessus, c’est mésestimer la réalité du terrain.
La réponse pourrait venir de l’Union européenne, Ursula von der Leyen ayant été appelée à la rescousse pour qu’une législation plus moderne soit mise sur pied. Il serait temps de s’en préoccuper pour éviter une catastrophe démocratique.