C’est à la fois une vie de cadre sup, d’ambassadeur, de ministre, et parfois même d’agent secret. Les « Uber Files » offrent une plongée inédite dans le quotidien des lobbyistes en Europe. Ces milliers d’e-mails, de comptes rendus de rendez-vous et de présentations de stratégies d’influence dressent le portrait d’acteurs de l’ombre qui ont pour mission d’infléchir les politiques européennes à l’avantage de leur employeur. Très discrets, fort bien payés, ils sautent de Thalys en Eurostar, d’hôtel en restaurant, en jouant de toutes les possibilités offertes par leurs réseaux.
A la lecture des documents, ce dernier point apparaît particulièrement de façon crue : bien plus que le talent stratégique et la force de conviction, ce sont les contacts, noués et savamment entretenus, qui permettent aux lobbyistes d’atteindre leurs fins. Chez Uber, l’un d’eux note sur son agenda les dates d’anniversaire de ses contacts-clés pour penser à leur envoyer un petit mot ; tel autre se démène pour obtenir un stage chez Uber pour le fils d’un bon contact qui siège au conseil d’administration d’une grande banque d’affaires.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Ce carnet d’adresses est le trésor de guerre des lobbyistes, qu’ils embarquent lorsqu’ils changent d’employeur. Les cibles les plus prisées, celles dont on s’échange la ligne directe entre confrères à coups de renvois d’ascenseur, ne sont pas forcément les personnalités politiques de premier plan, mais d’autres hommes et femmes de l’ombre qui peuplent l’antichambre du pouvoir : conseillers spéciaux, directeurs adjoints de cabinet, assistants parlementaires… A Bruxelles comme à Paris, commissaires et ministres changent, mais leurs proches collaborateurs retrouvent souvent un poste proche. Ils sont les contacts les plus efficaces pour caler des rendez-vous, obtenir une information ou, simplement, tâter le terrain.
Entrisme tout-terrain
La vie des « responsables des affaires publiques », pudique intitulé de leurs fonctions, est un grand tourniquet où carrière, vie privée et engagements personnels se mélangent allègrement. Ainsi de la Britannique Rachel Whetstone, lobbyiste en chef de Google, qui invite en août 2014 le fondateur d’Uber, Travis Kalanick, à un dîner « en présence de George Osborne », alors ministre des finances britannique. Mme Whetstone connaît bien le Parti conservateur, qu’elle et son époux, Steve Hilton, ont conseillé ; ce dîner est aussi un petit coup de pouce à une start-up dans laquelle Google vient d’investir plus de 258 millions de dollars, soit 196 millions d’euros ; mais il lui permet aussi de se positionner auprès d’Uber, par qui elle sera débauchée l’été suivant.
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