C’est un mensuel qui a eu un rayonnement considérable dans la création de mangas, malgré une fabrication quasi artisanale et une modeste diffusion (80 000 exemplaires au faîte de sa popularité) : l’avant-gardiste Garo est mis à l’honneur dans une exposition gratuite à la Maison de la culture du Japon, à Paris, jusqu’au 30 juillet 2022.
Cette rétrospective des dix premières années de la revue, de 1964 à 1974, basée sur la présentation de nombreux numéros originaux, de titres concurrents et des artistes qui ont forgé sa réputation, avait déjà été proposée au public en 2011 et 2013 par son commissaire, le journaliste et collectionneur Claude Leblanc. Elle a toutefois la vertu de faire (re)découvrir un monument de talent et d’audace, à l’heure où le manga bat des records de ventes en France et alors que la génération d’auteurs pionniers et défricheurs des débuts de Garo s’éteint. La légende du manga Shirato Sanpei, autour duquel le magazine a été conçu, est mort à l’automne 2021, à l’âge de 89 ans.
« L’histoire du magazine s’inscrit dans un tournant de l’histoire japonaise d’après-guerre, celle de la reconstruction, de l’entrée dans la croissance économique et des bouleversements des modes de vies, une période aussi d’agitation sociale et politique », résume Claude Leblanc. Dans un Japon d’après-guerre à genoux et réduit à la misère, les distractions sont rares pour la jeunesse. Les librairies de prêt (kashihonya) et le théâtre de papier (kamishibai), qui emploie la plupart des artistes du moment, sont en déclin. Les magazines sont eux en plein essor.
Katsuichi Nagai et le dessinateur Shirato Sanpei s’entendent alors pour créer une revue afin d’accueillir la nouvelle série du mangaka et celle qui fera sa renommée internationale : Kamui-Den, récit martial qui se situe dans la période d’Edo et raconte en creux le destin des petites gens, les discriminations et la violence sociale. La série n’était toutefois pas prête au lancement de Garo à l’été 1964 et paraîtra dès le numéro 4 et jusqu’en 1971, à raison d’une centaine de pages par parution.
Révolutions narratives et révoltes politiques
Le magazine ne peut cependant pas compter que sur une seule plume, aussi populaire soit-elle. Garo fait donc appel à d’autres talents et leur promet une grande liberté de ton, comme des latitudes graphiques et de l’entraide. Deuxième pilier de la revue à ses débuts : Shigeru Mizuki, auteur de Kitaro le repoussant, fameux pour ses récits horrifiques et ses représentations de yôkais (des créatures surnaturelles typiques du folklore japonais), mais aussi salué pour ses travaux sur la guerre. Suivront Yoshiharu Tsuge et Yu Takita, pionniers de la BD autobiographique, ainsi que Yoshihiro Tatsumi, inventeur du concept de manga Gekiga (récit dramatique et mature). Avec eux, de nombreux autres talents qui vont façonner un manga affranchi, artistique, adulte et tantôt onirique ou parodique, souvent politique et sociétal.
La revue s’ancre à gauche, comme en témoignent les tribunes de la rubrique « Meyasubako », créée en mars 1965. Chroniques informatives des sujets qui traversent la société japonaise, ces espaces serviront notamment à l’équipe pour aiguillonner l’esprit critique de la jeunesse, prendre position notamment contre la guerre du Vietnam et, par-delà aussi, s’interroger de manière plus philosophique.
Car, bien que Garo ait été pensé pour un public d’enfants – « sur les premiers numéros figure le sous-titre “Junior magazine” », précise d’ailleurs Claude Leblanc –, la revue va toucher un cercle plus âgé : les étudiants et jeunes adultes dans un climat contestataire et de révoltes étudiantes. « Il coûtait 130 yens, puis 150, ce qui était beaucoup plus cher que les autres magazines pour enfants. Par ailleurs, bien qu’à l’ambition pédagogique, Kamui-Den s’avère un récit complexe », qui résonnera plus volontiers auprès des étudiants en incarnant un symbole de lutte contre l’oppression, détaille le commissaire d’exposition.
Un exemple pour les artistes et lecteurs
La réputation de Garo va croître dans les milieux artistiques, universitaires et intellectuels. Et inspirer les mangakas publiés dans de grandes maisons d’édition, qui elles-mêmes vont élargir leur offre éditoriale à destination des adultes. C’est le cas, par exemple, de Shogakukan, qui lancera Big Comic en 1968 (Golgo 13, Quartier Lointain…). Même Osamu Tezuka, père et star du manga moderne, va chercher, dans le sillage de Garo, à percer dans le manga pour adultes en lançant une publication rivale, COM.
« Garo a contribué à faire émerger une réflexion sur le manga, ses codes, son esthétique. En 1966 apparaît Mangashugi, que l’on pourrait traduire par “mangaïsme”, première revue critique de manga et dont le numéro 1 est consacré principalement à l’œuvre de Yoshiharu Tsuge », argumente Claude Leblanc. Ce sont aussi des talents de Garo qui apparaîtront à la fin des années 1970 dans les pages du Cri qui tue, fugace revue francophone portée par Atoss Takemoto et proposant du manga au pays de la BD franco-belge. En 1987, le magazine de BD américain Amazing Heroes fera la part belle au manga et une place d’honneur à Shirato Sanpei. Premières traces de l’éveil d’une curiosité du lectorat occidental et des éditeurs pour la bande dessinée japonaise, qui ne fera que grandir.
Claude Leblanc épilogue son exposition entre 1971 et 1974, dates auxquelles s’arrête Kamui-Den et quand les premiers talents quittent le navire. Et le commissaire d’exposition d’ajouter : « C’est aussi à partir de ce moment que Katsuichi Nagai envisage d’en finir avec le magazine, s’interroge sur l’après Kamui-Den », qui était la raison d’être de la revue. Garo survivra finalement, avec des hauts et des bas, jusqu’en 2002.
« Garo, 1964-1974, une histoire dans l’Histoire », jusqu’au 30 juillet à la Maison de la culture du Japon, quai Jacques-Chirac, à Paris. Gratuit. Claude Leblanc tiendra une conférence sur Garo, le 24 juin, à 15 heures, sur réservation.