Un circuit mythique, vingt-quatre pilotes amateurs (mais tous influenceurs, influenceuses et rappeurs ultra-populaires), 60 000 places vendues en une demi-heure : la deuxième édition du Grand Prix Explorer de Formule 4, organisé par le vidéaste Squeezie, samedi 9 septembre, est en voie de surpasser le succès de l’année dernière.
En octobre 2022, la course, qui se déroulait déjà sur le circuit Bugatti du Mans (Sarthe) devant 40 000 supporters, avait réuni un million d’internautes en simultané (trois millions en tout) sur la chaîne Twitch de Lucas Hauchard, alias Squeezie, l’homme derrière la plus grosse chaîne YouTube de France, comptant 18 millions d’abonnés. Une audience plus qu’honorable : en 2022, 1,2 million de téléspectateurs se rassemblaient en moyenne devant les Grands Prix de F1 sur Canal+.
Ce qui aurait pu rester une tocade, un défi lancé presque sur le ton de la blague par un youtubeur millionnaire à l’énorme notoriété en ligne, a su toutefois convaincre et s’offrir une certaine légitimité dans un milieu des sports automobiles pourtant réputé fermé : l’Automobile club de l’Ouest, instance à la tête des 24 Heures du Mans, a accepté dès la première édition de coorganiser le GP Explorer.
« Capter l’intérêt des jeunes générations »
« Une façon, peut être, pour des événements sportifs médiatisés, de capter l’intérêt des jeunes générations qui ne les suivent pas. Et ce, alors qu’ils se portent très bien, avec des droits qui n’ont jamais été aussi élevés et une audience qui reste excellente », avance Benoît Caritey, docteur en sociologie et maître de conférences à la faculté des sciences du sport (UFR STAPS) de Dijon.
De longue date, des célébrités ou des personnalités fortunées se sont passionnées pour les bolides et les courses : Hellé Nice, Steve McQueen, Jean-Louis Trintignant, Patrick Dempsey, pour ne citer qu’eux. Quant au rapprochement entre le milieu des streamers et celui des sports mécaniques, il n’est pas si surprenant, d’autant qu’une partie des concurrents au départ du GP Explorer sont des influenceurs « jeu vidéo », une culture dans laquelle l’esprit de compétition est central.
S’offrir une course grandeur nature est une nouvelle occasion pour ces vidéastes-amuseurs de montrer à quel point leur vie est divertissante, qu’ils n’ont pas froid aux yeux et qu’ils se donnent les moyens d’aller au bout de leurs idées les plus saugrenues.
Revisiter un archétype de l’imaginaire collectif
En flirtant avec un univers (celui de la vitesse et des grands circuits) associé à l’audace, voire à la virilité, en relevant un défi technique et physique qui nécessite plusieurs mois d’entraînement et, même, en se mettant en danger, ils suscitent l’admiration de leur public. « Il y a tout un imaginaire du coureur automobile, un des rares élus capable de choses dont le commun des mortels serait incapable sans risquer un accident ou la mort », rappelle Benoît Caritey.
Se glisser dans la peau d’un coureur « montre l’ambition » de ces influenceurs, estime Vincenzo Susca, maître de conférences en sociologie de l’imaginaire à l’université Paul-Valéry de Montpellier et auteur de l’ouvrage Industrie culturelle et vie quotidienne (éditions Liber). Pour lui, ces derniers s’attaquent à « un archétype de l’imaginaire collectif doté d’une certaine aura et le détournent, l’actualisent » via de nouveaux modes de médiatisation.
Cette remise au goût du jour régulière de symboles et recettes existantes « est un mécanisme typique de l’industrie culturelle », assure l’universitaire, qui voit derrière un tel événement « un jeu vidéo matérialisé, dont tout membre du public devient participant grâce aux commentaires en ligne et son implication ». Vincenzo Susca note également que le secteur des sports mécaniques, avec son système d’écuries et de sponsors, est « comme celui des influenceurs, un secteur très marchandisé et dans lequel l’œuvre, le spectacle se confond avec la marque ». Chacune des douze écuries du GP Explorer 2 arbore les couleurs d’un sponsor, d’Alpine à NordVPN, en passant par Samsung ou Overwatch2.
Une vieille recette
Le public des sports automobiles « appartient aux classes populaires, détaille Benoît Caritey. Mais c’est aussi un sport avec une dimension un peu aristocratique, où l’on retrouve des gentlemen drivers, des grands industriels et des personnalités du monde de la scène ». Deux populations qui ne se mélangent pas.
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Les vidéastes du net, eux, ont ceci de singulier qu’ils mettent en scène la proximité, la complicité et l’interactivité avec leur public. « Le talent de ces personnages est de savoir entrer en phase, en empathie avec les fans. Ils les impliquent dans leur jeu et les font collaborer à leur spectacle », explique Vincenzo Susca. Leur donnant ainsi l’illusion que le rêve est à la portée de tous.
Squeezie n’est pas que l’instigateur de cette course de F4 d’un nouveau genre ; il en est également – via ses réseaux – le principal diffuseur. De l’annonce du prix aux premiers crissements de pneus, les participants partagent leur préparation, leurs coulisses et leur expérience. Ils font un feuilleton de l’événement. Une stratégie, là non plus, pas si éloignée de celle des médias traditionnels et chaînes de télévision détentrices des droits de diffusions des grands rendez-vous sportifs, selon Benoît Caritey. « C’est une recette qui est aussi vieille que la grande presse », explique le docteur en sociologie du sport, qui rappelle que de très nombreuses courses, à commencer par le Paris-Rouen (la première compétition automobile de l’histoire en 1894) furent impulsées et orchestrés par des journaux.