« L’Individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle », de Julien Gobin, Gallimard, « Le Débat », 301 p., 21 €, numérique 15 €.
L’IAliénation
Contrairement à ce que le sous-titre de son livre, Le piège de l’intelligence artificielle, pourrait laisser entendre, Julien Gobin n’est pas technophobe. Ce jeune économiste et philosophe, dont L’Individu, fin de parcours ? est le premier livre, rend d’ailleurs vaine l’opposition binaire entre technophiles et technophobes, puisque être d’un camp ou de l’autre à l’égard de la technique n’a plus guère de sens. Il prend acte d’une accélération des technologies qui augmente la dépendance à celles-ci. L’intelligence artificielle (IA) est étudiée comme un fait : on pourrait même parler à son propos de fait social total, puisqu’elle soumet aujourd’hui l’ensemble de la société et ses institutions.
Si ses effets sur le monde du travail et de la recherche se font déjà sentir, portant à son comble la logique néolibérale, ses conséquences sur nos vies personnelles pourraient être encore plus radicales. A partir de données que nous leur fournirons, les machines pourront nous connaître mieux que nous-mêmes : « Elles pourront ainsi nous aider à prendre la meilleure décision dans une situation donnée, à la manière d’un super coach, un alter ego objectif et rationnel qui serait doté d’un sens de l’observation et d’une capacité de calcul infinis. » Nous ne serons plus seulement assaillis quotidiennement par des recommandations d’achat suggérées par des algorithmes, mais aidés avec bienveillance à faire le meilleur choix : le légume à cuisiner le soir pour réguler notre métabolisme, le partenaire de vie le plus adapté, les études les plus indiquées d’après l’analyse de notre ADN. Nous n’en sommes pas encore tout à fait là, mais il n’y a aucune raison que des IA ne prennent pas bientôt en compte non seulement les données trouvées sur nous en ligne, mais aussi celles que nous voudrons bien leur fournir directement.
Julien Gobin brosse à gros traits l’histoire qui aura finalement conduit l’humain occidental à externaliser son libre arbitre, à mutualiser son savoir avec les machines. Il le fait à partir d’une histoire de l’individualisme depuis le XVIIIe siècle, de l’individu émancipé des ordres collectifs qui déterminaient son jugement et ses décisions, à l’individu comme être singulier et unique. La démocratie s’est libéralisée pour faire exister politiquement l’individu. Elle est alors moins portée par l’émancipation collective que par la libération individuelle. Mais cette liberté a un prix qui se paye d’un excès de responsabilité, de la nécessité d’être constamment auteur de soi-même et performant.
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