C’est un parti politique qui peine à se financer et qui n’a obtenu que 0,14 % des suffrages aux dernières élections, et pourtant, le Parti Pirate est celui qui parle le plus de numérique, le grand absent de la campagne des élections européennes qui auront lieu dimanche 9 juin. Pierre Beyssac, porte-parole national de ce parti, aussi co-fondateur de Gandi, est revenu pour 01net.com sur le silence des candidats français aux Européennes quant au numérique, et sur les mesures défendues par sa liste en la matière. Celui qui est numéro 2 sur la liste menée par Caroline Zorn est le seul candidat contacté par 01net.com à avoir accepté le principe d’une interview consacrée au numérique.
« La seule chose sur laquelle on entend beaucoup parler de numérique en France, c’est son impact environnemental »
Un message sur Twitter, une réponse dans la journée et hop, nous voilà à discuter quelques jours plus tard avec Pierre Beyssac, figure de la tech française, en deuxième position sur la liste du Parti Pirate — un mouvement international « plutôt environnementaliste », « technoréaliste » et « pro-européen ». Et quoi de mieux pour commencer l’entretien que de demander à celui qui est aussi informaticien s’il n’est pas surpris que le numérique soit – encore une fois – aussi absent des débats de ces Européennes, qui auront lieu le 9 juin prochain.
Après la loi SREN visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique, après l’autorisation pendant les JO de Paris de la VSA, la vidéosurveillance dopée aux algorithmes, après la déferlante DSA–DMA–AI Act, après que le mot “IA” soit employé à tout-va par tout le monde, comment expliquer que le numérique soit à peine évoqué durant la campagne des Européennes ?
« Ça fait longtemps que je suis surpris », reconnaît Pierre Beyssac. Mais pour ces élections : « je suis assez estomaqué. Lors du débat des huit candidats sur LCI (du 21 mai, NDLR), j’ai compté. La seule fois où le numérique a été abordé, c’était pour une question d’impôt (Valérie Hayer, du parti Renaissance, a en effet évoqué « les géants du numérique » à propos de « ceux qui ne paient pas leur juste part d’impôts aujourd’hui », NDLR). C’était pourtant après le blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie, sujet qui n’a même pas été abordé », s’étonne-t-il.
« La seule chose sur laquelle on entend beaucoup parler de numérique en France, c’est son impact environnemental », note-t-il. « C’est vrai qu’il faut être vigilant là-dessus, mais il faut aussi garder en tête que certains acteurs provenant d’autres secteurs » ont tendance à pointer du doigt le numérique pour « détourner l’attention. Total a beaucoup fait de communication sur la nécessité de réduire les likes qu’on peut faire sur Facebook. Mais bon, Total, c’est quand même l’énergie fossile », ironise-t-il.
« L’angle mort » de la majorité numérique sur les réseaux sociaux
C’est qu’en France, « on part de loin ». Heureusement, « Paul Midy a suggéré l’interdiction de l’anonymat en ligne l’année dernière », plaisante-t-il. Le député Renaissance de l’Essonne avait lancé en septembre dernier une polémique, en défendant l’idée de mettre fin à l’anonymat en ligne — une idée à nouveau répétée cette année, bien que l’anonymat sur le Web n’existe pas. Sa proposition « a quand même provoqué une prise de conscience dans les médias généralistes qui, d’habitude, ne s’intéressent pas à tout ça ». Mais au sein de la population française, chez les Français, on avance doucement, estime-t-il.
A lire aussi : Supprimer les VPN, lever l’anonymat sur Internet… Pourquoi nos politiques proposent-ils des idées irréalistes ?
Dernièrement, « on a par exemple défendu l’idée d’instaurer une majorité numérique à 15 ans pour les réseaux sociaux à des fins de protection des mineurs » — une mesure contenue dans la loi SREN, et défendue par plusieurs listes comme Renaissance et les Républicains qui souhaitent l’étendre à toute l’Union européenne (UE). Or, cette mesure repose sur « un angle mort. Si on veut vérifier l’âge des enfants, il faut vérifier l’âge de tout le monde, par définition. Donc, ça, c’est souvent mis de côté, sciemment ou non. Et s’il y avait une solution magique, sans externalité négative », ça se saurait, souligne-t-il. « Sur ce type de sujets, il faut vraiment faire de la pédagogie, et expliquer en quoi ce n’est pas si simple et en quoi ça pose problème d’obliger tous les citoyens à s’identifier auprès d’un réseau social », renchérit-il.
Et si le numérique n’est pas mis en avant pendant cette campagne électorale, c’est qu’il ne fait pas partie « des sujets politiques du moment en France », à savoir : « l’immigration, le pouvoir d’achat, l’énergie, tout un tas de choses qui préoccupent beaucoup plus les gens à court terme », liste l’entrepreneur du Web. « Sur le numérique, on est effectivement plus sur le moyen terme. Pourtant, on estime que la société d’aujourd’hui, déjà, et a fortiori de demain, a un tel usage omniprésent du numérique, que le politique en profite pour passer des choses assez brutales. Il profite du manque de prise de conscience, au niveau de la population générale, de ces sujets, voire, dans certains cas, une demande, d’ailleurs, de surveillance, de flicage, etc. Une demande faite sans forcément que les Français en saisissent toutes les implications ».
Le constat est-il le même partout en Europe ? « En France, on est plutôt en retrait, parce que le discours sur le numérique, quand il y en a un, c’est plutôt, évitons-le, protégeons-nous-en, etc ». En Allemagne, les choses seraient différentes. « En 2019 par exemple, le député allemand Félix Reda du Parti Pirate a réussi à beaucoup fédérer contre la directive copyright. Il faisait des manifestations avec 100 000 personnes. En France, on n’a pas du tout réussi à mobiliser », reconnait-il. La raison ? « Peut-être la forte présence en France d’associations militantes comme la Quadrature du Net, qui auraient – mais ce n’est qu’une hypothèse – aspiré les forces militantes en la matière et fait un peu oublier les partis politiques », avance-t-il.
Pourtant, au sein du Parti Pirate, les propositions sur le numérique fusent… À commencer par faire voter des législations qui protègent nos droits fondamentaux sur le Web. Car « pour les partisans d’un État très fort, voire autoritariste, le numérique est très tentant parce qu’il permet d’agir au centre de nos vies, de nos communications et de nos activités », explique-t-il.
La défense du chiffrement et de la confidentialité de nos échanges
« C’est aussi pour ça qu’on est plutôt pro-européen, car on estime que l’Europe nous protège à cet égard ». Même si ce n’est pas toujours le cas, comme on peut le voir sur la législation CSAR (pour « Child sexual abuse regulation » ou « chat control », contrôle des conversations privées), contre lequel le Parti Pirate milite, précise celui qui est porte-parole national. Au sein de l’UE, ce règlement propose de contraindre les plateformes de messagerie privées à scanner nos contenus. Il s’agirait de mettre en place des backdoors, des portes dérobées contre le chiffrement afin de détecter des contenus pédopornographiques. Cette technologie permet de sécuriser une discussion, en évitant même que la plateforme de messagerie ait connaissance des messages et contenus échangés.
A lire aussi : Pour défendre son projet de règlement sur la protection des mineurs (CSAR), la Commission européenne est-elle allée trop loin ?
Or, ce règlement « va à l’encontre de notre droit à la vie privée et à la confidentialité des données numériques », des droits fondamentaux défendus par le Parti Pirate. Le texte constitue, pour ce dernier, « un changement de doctrine qu’on a déjà observé en France ». « On passerait d’un régime où les communications privées sont protégées, au titre du Code des postes de télécommunications, à un régime selon lequel on peut écouter tout le monde pour détecter des crimes et des délits », estime Pierre Beyssac.
« Jusque-là, si on trouvait quelqu’un qui était susceptible d’avoir des comportements illégaux, donc typiquement les choses les plus graves, comme le terrorisme, on le mettait sur écoute ». Or, ce règlement reviendrait à mettre en place « un système de perquisition permanente dans nos données privées. Pourtant, dans la vie réelle, on n’accepterait pas que la police vienne pour un oui ou pour un non contrôler ce qui se passe chez nous sans mandat (d’un juge) ». Et même si le règlement CSAR est limité à la détection des infractions les plus graves, « on sait comment cela se passe : une fois que le mécanisme est là, il est facile de l’étendre », prévient-il.
Après la question du « chat control » et de la protection de la liberté d’expression et de la vie privée dans la sphère numérique, on passe à l’IA et au droit d’auteur. « Mais attention, le Parti Pirate, ce n’est pas que du numérique », tient-il à rappeler en développant les propositions relatives au nucléaire, aux transports et à l’environnement. Avant de repartir sur le numérique, l’objet de notre entretien…
À l’origine, explique-t-il, le Parti Pirate avait pour objectif de « défendre les libertés de partage en ligne, les moyens numériques permettant d’échanger les connaissances, la culture, le savoir. Le reste est venu de manière logique, comme le montre sa devise : “Liberté, démocratie, partage” ». À commencer par la liberté pour « les libertés de diffuser les connaissances, les sociétés ouvertes, les open data et les logiciels libres » — des éléments clés du programme du Parti Pirate.
La défense des logiciels libres
Et pour comprendre cette « nécessité des logiciels libres », rien de mieux que de partir de « l’IA au sens d’apprentissage profond, donc les modèles de langage et les recommandations », précise-t-il. On sait que ces outils « peuvent, potentiellement, permettre la création de nouveaux GAFAM. Donc OpenAI pourrait devenir le Google de l’IA », résume Pierre Beyssac. Et si on ne veut pas que cette technologie « soit monopolisée par des intérêts privés, notamment américains et peut-être chinois, il faut qu’on ait des IA qui servent de socle libre pour l’innovation des entreprises privées, mais aussi pour les usages de tous les jours », poursuit-il.
Avec une IA libre et les logiciels libres, « nos entreprises pourraient innover sans être dépendantes de modèles de licences propriétaires américains ». Et ne pas être dans la situation actuelle avec OpenAI, où « on peut prendre un accès à l’API, mais c’est payant. On ne capitalise pas sur les connaissances qu’on injecte dedans. Elles peuvent être éventuellement récupérées en apprentissage après, par OpenAI. Il y a aussi la nécessité aussi de confidentialité, avec les problèmes de confidentialité des informations qu’on peut injecter là-dedans, qui posent des problèmes de souveraineté », liste le numéro 2 de la liste. Les Américains sont nos alliés, mais ils ne se privent pas de nous écouter à l’occasion, rappelle-t-il – notamment via la loi FISA.
A lire aussi : Les services secrets américains pourront continuer à nous espionner jusqu’en 2026
Ce qui explique que le logiciel libre a particulièrement du sens lorsqu’il s’agit « d’applications critiques, comme la défense, les secrets d’affaires ou industriels. Avec des IA autohébergées dans nos data centers, dans nos entreprises, on peut avoir la certitude que nos informations d’utilisations ne seront pas remontées à un acteur tiers, éventuellement malveillant », plaide l’informaticien.
Cette question est, d’ailleurs, « un enjeu de souveraineté aussi bien au sens étatique, économique, que ce qu’un de nos collègues pirates de Suisse appelle “l’intégrité numérique”. Soit ce qu’on pourrait appeler la souveraineté personnelle, le droit de chacun à être autonome sur ses données, à avoir la possibilité de prendre des mesures pour éviter d’être surveillé aussi bien économiquement par le marketing que par les États », argumente-t-il.
La défense des cryptomonnaies
Voilà plus de quinze minutes qu’on a dépassé le créneau prévu : souhaite-t-il nous parler d’un dernier sujet avant de raccrocher ? Pierre Beyssac acquiesce : « Nous n’avons pas encore évoqué les crypto-monnaies », indique-t-il. Ces dernières peuvent jouer un rôle positif dans le développement économique, selon le programme du Parti Pirate. L’organisation milite d’ailleurs pour que les crypto-monnaies puissent financer des partis politiques, notamment via des dons.
Ce « même si elles ont mauvaise presse sur les aspects spéculatifs, mais aussi sur certains aspects énergétiques qui sont assez complexes », reconnaît le numéro 2 de la liste. « Mais ce qu’on voit, nous, c’est que sur les fondamentaux, le bitcoin, c’est l’équivalent d’un registre de confiance, un dépôt de contenu de confiance, géré de manière décentralisée, au sens où, sans un acteur central qui détienne les clés, entre guillemets », estime-t-il.
Et si aujourd’hui, « la solution n’est pas optimale parce qu’elle consomme pas mal d’énergie, elle a le mérite d’exister. Et l’expérience du bitcoin a permis de créer une première monnaie décentralisée, un premier équivalent imparfait du cash, c’est-à-dire des espèces, de manière numérique ». Reste que les crypto-monnaies peinent à être adoptées en raison « d’obstacles technologiques, mais aussi législatifs ». Pour Pierre Beyssac, « il faut que les crypto-monnaies arrivent à être acceptées par le législateur comme un équivalent potentiel des espèces – les espèces étant un élément majeur de protection de notre vie privée et de l’anonymat » – deux pierres angulaires du programme du Parti Pirate.
🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.