Placée sous le signe de l’inclusivité, la dernière fournée d’émojis ajoutée à la bibliothèque des smartphones n’a pas manqué de faire polémique. Parmi la trentaine de nouveaux pictogrammes disponibles depuis février, le dessin d’un homme enceint vu de profil a déclenché les foudres des argumentateurs. L’essayiste Paul Melun évoque sur RMC une « propagande de la théorie du genre », une « forme de dystopie », tandis que la journaliste Eugénie Bastié souligne, dans un article du Figaro, « une révolution insidieuse des mentalités » et morigène le wokisme. De son côté, l’encyclopédie en ligne de référence, Emojipedia, défend son nouvel émoji en expliquant que « les hommes peuvent être enceints. Cela s’applique au monde réel (les hommes trans) et aux univers fictifs (Arnold Schwarzenegger dans Junior). Quel que soit son genre, une personne peut être enceinte. Désormais, il y a des émojis pour représenter cela ».
Depuis le premier jeu restreint de pictogrammes jaunes, ces symboles à portée de doigt sont devenus aussi diversifiés qu’omniprésents, ponctuant nos messages et inondant nos réseaux sociaux en représentant tantôt des expressions faciales – pleurer de rire, tirer la langue –, des concepts – amour, paix, assentiment –, tantôt des activités – nager, faire du vélo –, des objets, des animaux… Simples et, pourrait-on penser, négligeables petits dessins ornant les textes numériques, les émojis cristallisent pourtant de nombreux débats contemporains du fait de leur popularité et de leur présence dans les sphères privées comme publiques.
Depuis le milieu des années 2000, ces caractères se diffusent de manière exponentielle dans nos conversations : 92 % de la population connectée les utilise et près de 5 milliards de ces symboles sont envoyés quotidiennement. C’est ainsi qu’en 2015 l’Oxford Dictionary décide audacieusement d’élire 😂 mot de l’année. Le visage qui pleure de rire est l’émoji le plus utilisé sur Twitter, avec plus de 3,6 milliards d’occurrences – selon le site Emojitracker, mis à jour en temps réel. Comment expliquer un tel engouement pour ces figures fantaisistes, et quel est leur poids dans le langage ?
Réintégrer de l’émotion
Avant d’être mondialement utilisés et partagés, les émojis commencent leur histoire au Japon. A Tokyo, à la toute fin des années 1990, le concepteur d’interface Shigetaka Kurita développe des icônes pour l’opérateur mobile NTT Docomo. A l’heure des premiers services de messagerie, les textes étaient limités à 250 caractères et « il était difficile de transmettre des émotions et leurs nuances », rappelle le créateur. Pour y remédier, il élabore de petits visages jaunes de 12 × 12 pixels afin de préciser la tonalité d’un message et, paradoxalement, d’aller droit au but. La nouvelle manière de communiquer induite par les téléphones portables rend bientôt nécessaires les émojis pour clarifier sa pensée. « Il s’agit là d’une véritable nécessité lorsqu’on communique à distance et de manière synchrone », assure Pierre Halté, maître de conférences en sciences du langage, qui a consacré sa thèse à l’utilisation des émoticônes dans différents corpus de tchats.
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