En France, mais aussi dans plusieurs Etats américains, les sites pornographiques sont sous pression accrue des autorités pour vérifier l’âge de leurs visiteurs et ainsi empêcher les mineurs d’accéder à des contenus pour adultes. Alors que la justice française a, la semaine dernière, sursis à statuer sur la demande de blocage de Pornhub et de quatre autres sites leaders de l’industrie, la nouvelle direction de Mindgeek, géant de la pornographie (Pornhub, Brazzers, etc.), a accordé un entretien au Monde.
Associé du fonds Ethical Capital Partners, qui a mis la main sur le groupe canadien en mars, Solomon Friedman estime que les solutions techniques doivent venir de l’ensemble de l’industrie du numérique, et ne pas reposer uniquement sur le secteur du porno.
La justice française devait rendre une décision concernant le blocage de Pornhub la semaine dernière, et a finalement sursis en attendant l’issue d’un recours déposé par certains sites pornographiques. Comment l’analysez-vous ?
Ce que le tribunal a reconnu, c’est qu’il existait encore d’importants problèmes à régler. L’Arcom s’est vue confier le pouvoir de demander le blocage de sites pornographiques qui ne vérifient pas l’âge de leurs utilisateurs, sans que les solutions de vérification d’âge ne soient spécifiées dans la loi. Pour nous, cela montre que la loi n’est pas correctement ficelée.
Nous soutenons complètement les solutions de vérification d’âge. Nous avons été à la pointe sur ce dossier, à la fois en développant des solutions en interne et en parlant avec l’industrie et les régulateurs, parce que nous ne voulons pas que des mineurs se rendent sur nos plates-formes. Les solutions que nous soutenons doivent respecter deux critères : elles doivent être efficaces et elles doivent protéger la vie privée des visiteurs. Et de par notre expertise et nos consultations, une telle solution ne doit pas se faire à l’échelle d’un site, mais à l’échelle du navigateur ou de l’appareil.
Pornhub utilise pourtant déjà certains outils de vérification de l’âge, comme Yoti qui permet d’estimer l’âge d’une personne d’après sa photo, pour les utilisateurs qui mettent en ligne des vidéos. Pourquoi est-ce que la même technologie ne fonctionnerait pas aussi pour les visiteurs du site ?
Il y a une énorme différence entre les personnes qui publient des vidéos et les visiteurs. Nous avons recours à Yoti pour vérifier l’âge des personnes qui apparaissent dans les vidéos et être en conformité avec la loi. Mais d’après notre expérience, personne ne veut donner une copie de son passeport ou prendre un selfie à chaque fois qu’il ou elle se rend sur un site réservé aux adultes. Ce n’est pas quelque chose qu’il est raisonnable de demander à une personne qui a un droit à la vie privée.
Nous en avons fait l’expérience en Louisianne, où les internautes peuvent utiliser le portefeuille numérique de l’Etat [qui contient leur permis de conduire] pour prouver leur majorité. Nous avons mis en place ce système et instantanément vu notre trafic chuter de 80 %. Ces visites sont parties ailleurs, vers des sites qui ne conforment pas à la loi. Notre position est simple : ces systèmes sont une violation de la vie privée des citoyens et, surtout, de manière très pragmatique, on constate qu’ils ne fonctionnent pas.
Avant votre arrivée, Mindgeek avait commencé à développer sa propre technologie de vérification d’âge, AgeID. Ce projet est-il toujours actif ?
Ce projet existe toujours, mais nous l’approchons de façon collaborative. Nous savons que ce n’est pas la seule solution et nous sommes prêts à offrir nos outils, notre expertise technique et notre aide à l’industrie et aux gouvernements. Par exemple, nous sommes heureux de participer à des expérimentations. Mais ce n’est pas un problème qui concerne seulement les sites pour adultes : la solution doit dépasser le simple cadre de notre industrie. Nous pensons que les fabricants d’ordinateurs, de smartphones, de systèmes d’exploitation, ont un rôle à jouer. Nous n’avons pas de monopole sur l’aspect technique.
Dans certains Etats américains, Mindgeek a bloqué l’accès à ses sites en réponse à des lois imposant des mécanismes de vérification d’âge. Est-ce une possibilité dans un grand pays européen comme la France ou l’Allemagne ?
Nous essayons de ne pas spéculer sur des hypothèses. Nous appliquons les lois telles qu’elles sont écrites, mais nous essayons d’être proactifs lorsque les lois sont en cours de conception ; nous avons une expertise technique, une expérience utile.
Etats-Unis, France, Allemagne et, précédemment, Royaume-Uni : des lois similaires se multiplient partout en Occident. N’est-ce pas une tendance de fond qui va s’imposer ?
Je pense que nous voyons aussi une autre tendance de fond : le grand public se rend compte que ces lois sont mal conçues et ne règlent pas le problème de l’accès des mineurs aux sites pour adultes. En Utah, par exemple, où nous avons cessé d’opérer, nous avons reçu le soutien de nos utilisateurs, qui comprennent pourquoi nous avons fait ça. Et même, ils demandent à leur gouvernement pourquoi on leur impose ces règles mal conçues, pourquoi on leur demande de donner leurs informations personnelles à un site ; ils se disent, à raison, qu’il y a sûrement une meilleure solution.
L’ironie, c’est que nous avons tous dans nos poches un outil qui est parfait pour contenir des certificats numériques, auquel nous donnons déjà nos données bancaires ou de santé : la vérification de l’âge doit se faire sur le téléphone, le terminal. Je suis confiant sur le fait que les gouvernements vont le comprendre, et qu’il faut qu’ils travaillent avec l’ensemble de l’industrie – pas seulement les sociétés du domaine de la pornographie, mais aussi la vente de cannabis là où c’est légal, d’alcool ou de jeu d’argent. Internet a besoin d’une solution de vérification d’âge. Cette solution, ça n’est pas de photographier votre passeport à chaque fois que vous visitez un site.
Certains sites de l’industrie, principalement les sites payants, appliquent déjà des mécanismes de vérification de l’âge, principalement par le biais de la carte bancaire. Avez-vous envisagé d’abandonner votre modèle d’accès gratuit ?
Il n’y a pas de contenu gratuit. Ce qui est publié sur nos plates-formes de partage de contenus est mis en ligne par des personnes, des créateurs qui le monétisent avec les revenus publicitaires et d’autres moyens. Si la solution est de mettre fin à cette source de revenus, ceux qui souffriront seront les créateurs de contenus indépendants. Pour moi ce n’est pas une question de passer à un modèle payant uniquement, parce que ça ne fera qu’empêcher des centaines de milliers de nos utilisateurs de monétiser leurs contenus. Nous pensons que les créateurs doivent pouvoir monétiser leurs contenus, et que cette monétisation n’a pas nécessairement à passer par un abonnement ou un achat. L’autre problème, c’est que vous aurez de nombreux autres sites qui ne se plieront pas aux règles et continueront d’offrir des contenus gratuits sans vérifier l’âge de leurs visiteurs, et vous finirez avec le pire des deux mondes.
Aux Etats-Unis, les producteurs et diffuseurs de contenus pour adultes ont leur lobby, la Free Speech Coalition. En Europe – et en France –, est-ce que vous discutez avec vos concurrents qui sont, eux aussi, concernés par ces lois ?
Concurrents, c’est une manière de le dire : ce sont aussi nos collègues. Je ne pense pas qu’il y ait de compétition sur le sujet de la protection de l’enfance. Donc oui, nous avons discuté avec d’autres entreprises du secteur parce que nous avons un but en commun : respecter la loi, protéger les enfants. Notre position est que nous avons une responsabilité particulière en raison de notre taille. Nous pouvons avoir une influence positive sur la conception des solutions techniques. Nous ne voulons pas imposer une solution que nous aurions conçue et nous sommes tout à fait disposés à discuter avec tout le monde.