l’État met sur la touche une société française et choisit l’américaine

l’État met sur la touche une société française et choisit l’américaine


Quand les actes viennent contredire les mots : tandis que les appels à la souveraineté numérique européenne se multiplient, Matignon, à rebours des discours du président Emmanuel Macron, a confié un marché ultra-sensible de « social listening » de l’État, l’écoute des réseaux sociaux, à une entreprise canadienne sous pavillon américain… alors que ce marché était jusqu’à présent dans les mains d’une entreprise française. De quoi susciter un tollé chez certains membres de la classe politique, mais aussi au sein de la société française évincée, qui a déposé un recours administratif.

L’affaire, rapportée par La Lettre A lundi 16 juin, est âprement discutée depuis dimanche 15 juin sur les réseaux sociaux, beaucoup dénonçant le grand écart entre les appels officiels à la souveraineté numérique, et les actes allant en sens inverse. Dans une question écrite adressée au gouvernement, et publiée sur LinkedIn, le député Philippe Latombe (Les Démocrates), alerte spécifiquement la ministre du Numérique, Clara Chappaz, sur ce dossier qui implique des ministères et des missions plus que sensibles.

Depuis 2017, le Français Visibrain fournissait ces outils de veille

De quoi est-il question ? Dans cet appel d’offres, le prestataire a pour mission de réaliser des veilles sur les réseaux sociaux allant de sujets d’intérêts de l’État français, aux anticipations de crises ou suivis de crises non publiques. Concrètement, la société doit prendre le pouls des Français sur des sujets stratégiques bien déterminés. Or cette veille, si elle était réalisée par une entreprise américaine, pourrait finir dans les oreilles de Washington en raison du Cloud Act, du Patriot Act, de la loi FISA et d’autres lois extra-territoriales américaines.

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Ces législations obligent toute société américaine à communiquer aux autorités américaines des informations, qu’importe qu’il s’agisse de données glanées en Europe auprès des services étatiques sensibles (armées, défense, intérieur, etc). Pour éviter toute immixtion dans les affaires de l’État, l’administration française a émis plusieurs doctrines et circulaires, qui s’appliquent notamment aux choix des fournisseurs de cloud ou des solutions numériques étatiques.

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Depuis 2017, la question de ce « droit de regard américain » ne se posait néanmoins pas. C’était en effet une entreprise française fondée en 2011, Visibrain, qui fournissait jusqu’à peu ces outils de veille des réseaux sociaux à plusieurs services de l’État, dont les ministères de l’Économie, de l’Intérieur, des Armées, de la Défense. Huit ans plus tôt, la société française était devenue la « titulaire d’un marché de veille interministériel qui concerne une trentaine d’entités » nous explique-t-elle.

Son contrat expirant en 2025, Visibrain a candidaté à sa propre succession lors du nouvel appel d’offres pour le marché 2025-2029, géré par le Service d’Information du gouvernement (SIG), qui dépend de Matignon. Parmi les cinq lots à remporter, l’un d’entre eux, le plus important, consistait à faire de la veille sur les réseaux sociaux sur des sujets d’actualité ou d’intérêt, des crises, des sujets sociétaux… Un marché que Visibrain a tenté de remporter à nouveau… sans succès. 

Recul technologique, prix cassé…

Car au bout de la procédure d’appel d’offres, surprise. Le marché est remporté par Talkwalker. Cette société, à l’origine luxembourgeoise, a été rachetée en 2024 par Hootsuite, « un groupe canadien contrôlé par des capitaux américains », écrit le député de Vendée Philippe Latombe.

De quoi susciter la déception, puis l’incompréhension de la société française évincée. Selon son fondateur Nicolas Huguenin, interrogé par 01net.com, Talkwalker aurait non seulement proposé une prestation excluant TikTok, LinkedIn, Facebook et Telegram, des réseaux sociaux pourtant indispensables à toute veille. Cela constitue un « recul technologique » par rapport à la solution de Visibrain, qui a obtenu la meilleure note technique, nous explique son fondateur – lors de l’appel d’offres, les offres techniques et commerciales de chaque candidat sont notées puis classées.

Mais c’est Talkwalker qui a obtenu le meilleur classement de prix : l’entreprise aurait proposé un tarif trois fois moins cher que les autres, selon le champion français de la veille informationnelle : un prix cassé « et anormal » qui lui aurait permis de remporter la mise. « Sur un marché attendu à 3,450 millions d’euros sur quatre ans, (on estime que) Talkwalker a fait une offre autour de 800 000 euros », explique le fondateur de Visibrain : impossible alors pour tous les autres candidats de s’aligner à un tel niveau. Contactés, Talkwalker et sa maison mère Hootsuite n’avaient pas répondu à nos questions, à l’heure de la publication de cet article. 

Les tarifs de Visibrain étaient-ils trop élevés ? « On dit souvent que la souveraineté coûte plus cher. Mais notre offre financière est (déjà) 30 % en dessous des attentes du marché », déclare Nicolas Huguenin. Face à cette décision, Visibrain a initié une action devant le tribunal administratif, soulevant « différents points d’irrégularités » et demandant « non pas une annulation du marché mais une réanalyse des offres des candidats », nous détaille le chef d’entreprise. Pour l’entrepreneur qui explique être soutenu « par plusieurs utilisateurs (de ministères) qui sont impliqués dans le marché », c’est aussi « un manque de transparence » qui est dénoncé, les autorités ne voulant pas partager leur méthode de calcul (des notes des candidats) sur ce dossier. Le jugement, dont l’instruction s’est achevée lundi 16 juin, devrait tomber dans les jours ou les semaines à venir.

« Viginum va donc devoir utiliser, pour lutter contre les ingérences extérieures, un outil qui est fait par les Américains »

Pour Loïc Kervran, député du Cher, il faut bien comprendre qu’on est « sur un marché très stratégique », notamment en raison « des clients (les destinataires de cette veille, NDLR) qui sont l’Académie du Renseignement, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, Viginum », l’agence de lutte contre les ingérences étrangères et la manipulation de l’information, ainsi que les ministères de l’Économie, de l’Intérieur, des Armées.

Les missions qu’englobe l’appel d’offres sont, elles aussi, très sensibles. « Il s’agit parfois pour les ministères de préparer un déplacement ministériel, ou de suivre le dévoilement dans la sphère publique d’une affaire importante pour la crédibilité de l’État ». Et avec Talkwalker en prestataire de ces services, « Viginum va donc devoir utiliser, pour lutter contre les ingérences extérieures, un outil qui est fait par les Américains. C’est extrêmement étrange », déclare l’élu Horizons, qui attend une réponse de Matignon à ce sujet. Contacté, le cabinet du Premier ministre n’avait pas répondu à notre sollicitation, à l’heure de la publication de cet article. 

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« Les enjeux sécuritaires » sont réels, confirme Nicolas Huguenin qui nous rapporte que « certains de (ses) utilisateurs, dans des entités très sensibles (de l’État, NDLR), nous disent déjà que peu importe ce qui se conclut au niveau du marché public. Eux ne pourront pas signer avec une solution extraeuropéenne ». Comprenez : ils ne passeront pas par une société américaine pour suivre des sujets clés sur les réseaux sociaux.

« Moi, je ne comprends pas pourquoi ils n’essaient pas de protéger et de défendre le seul acteur français qui a cette compétence technique aujourd’hui »

Pour le fondateur, il s’agit d’une décision aberrante d’un point de vue sécuritaire. « Toutes les veilles sensibles, toutes les crises non publiques, tous les sujets d’intérêt de l’État vont être à disposition du Patriot Act américain », une des lois extraterritoriales américaine qui permet à Washington d’accéder à des informations stratégiques. Ce choix fragilise en plus « la seule compétence technique française dans ce domaine » : sur un marché qui compte peu d’entreprises, Visibrain fait figure d’exception : c’est la seule française à être encore debout. « Moi, je ne comprends pas pourquoi ils n’essaient pas de protéger et de défendre le seul acteur français qui a cette compétence technique aujourd’hui » regrette-t-il.

Un point aussi soulevé par le député Philippe Latombe dans sa question écrite : « quelles mesures concrètes sont envisagées pour soutenir les entreprises françaises innovantes et stratégiques comme Visibrain, dans le cadre de la commande publique », écrit-il à Clara Chappaz. Mais ce qui agace surtout l’élu Loïc Kervran, c’est la « répétition de ces décisions », à savoir, liste-t-il : la plateforme de marchés publics Place – sur laquelle les pouvoirs politiques, qui l’avaient confié à une entreprise américaine, sont finalement revenus – Polytechnique, l’Éducation nationale, … et d’autres.

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« Est-ce que c’est que la logique financière l’emporte sur tout ? », s’interroge-t-il. Ces derniers choix pour des solutions américaines par des services de l’État français sont pourtant intervenus après le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, indique-t-il. Un retour qui aurait pu avoir le rôle d’électro-choc – « de réveil », détaille le parlementaire Renaissance – mais qui semble seulement avoir réveillé les mots, à défaut des actes.

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