« Oh mon Dieu, il y a le Black Friday aussi sur les gosses vendus sur Vinted. C’est honteux, j’ai même plus les mots », peut-on lire dans un message circulant sur TikTok. Depuis la mi-novembre court une rumeur selon laquelle la plate-forme de vente de seconde main hébergerait des petites annonces à caractère pédophile.
Au centre de cette accusation, des objets vendus à des prix en apparence trop élevés, associés à des mentions de tailles et d’âge. Une frange d’internaute suspicieux a ainsi interprété les annonces de vente d’une veste à 29 000 euros, de poupées à 14 000 euros ou encore d’un lot de figurines à 111 111 euros comme étant des messages cryptés pour du trafic d’enfant. Nombre d’internautes prennent pour preuve les mentions « prématuré », « 10 ans » ou encore « 140 cm » sur les annonces – ce qui correspond à des tailles de vêtement préremplies, Vinted étant à l’origine une friperie en ligne.
Alors que la récente sortie en France du film Sound of Freedom a attiré l’attention sur l’existence de réseaux pédocriminels organisés autant qu’il a suscité des représentations caricaturales du trafic d’enfants, la rumeur s’est répandue rapidement sur X, TikTok ou YouTube.
Théorie du complot américaine
L’origine de ces spéculations est à chercher aux Etats-Unis : il s’agit du décalque d’une théorie du complot remontant à juillet 2020, en plein essor du mouvement complotiste QAnon, qui voyait en Donald Trump l’allié d’un mystérieux agent secret omniscient luttant contre les forces du mal. De nombreux internautes s’étaient alors convaincus que Wayfair, site américain de vente par correspondance d’objets pour la maison, vendait des enfants derrière des annonces de meubles aux noms et prix jugés suspects.
Des enquêteurs amateurs avaient ainsi supputé qu’un coussin nommé Duplessis, mis en vente à 9 999 dollars (9 140 euros), était un nom de code pour Sara Dupleissis, une adolescente de 13 ans disparue. Les adeptes de cette théorie semblaient ignorer qu’elle avait été retrouvée deux jours après sa fugue, saine et sauve.
Quant aux prix élevés, ils peuvent s’expliquer autrement. Comme le détaillait Fortune, des objets anodins peuvent atteindre des tarifs a priori aberrants. Certaines plates-formes, comme Amazon, permettent aux vendeurs de fixer les prix de manière automatisée en fonction de l’offre concurrente. C’est ainsi qu’en 2011 un livre s’était retrouvé à plus de 20 000 dollars, deux propriétaires ayant coché l’option surenchère automatisée. Afficher son produit à un montant rédhibitoire est aussi une stratégie pour gérer les ruptures de stock sans déréférencer l’objet.
Trois ans après la rumeur sur Wayfair, malgré l’absence totale de preuves, les têtes de pont conspirationnistes francophones demeurent convaincues d’un trafic d’enfants sur le site d’ameublement, et analysent les autres sites avec le même prisme suspicieux : « On avait suivi l’affaire de Wayfair. Je me dis : je vais vendre mes fringues, mais je vais d’abord regarder comment ça se passe. C’était la première fois que j’allais [sur Vinted]. (…) C’est parti de là. J’ai commencé à fouiller avec l’esprit d’investigation que l’on a maintenant », explique Aline, qui gère sur X le compte Quantum Leap Traduction, relais de contenus conspirationnistes anglophone, dans une conversation audio sur X relevée par l’expert en communautés radicales Tristan Mendès France.
Le 11 novembre, le compte interpelle Vinted sur X : « Dites donc @vinted, c’est quoi ces prix ? Il n’y a pas si longtemps, d’autres sites pratiquaient ce genre de prix exorbitants mais ce que les gens achetaient, ce n’était pas les articles annoncés… » L’allusion à Wayfair est appuyée. Le parallèle est repris par la chaîne complotiste ADNM (ex-Les DéQodeurs, une des principales communautés QAnon francophone). La rumeur est partie. Elle s’est depuis diffusée sur la plupart des réseaux sociaux, bien au-delà des sphères QAnon dont elle provient, charriant une vision irréaliste de la traite d’enfants.
Mauvaises blagues, erreurs ou malentendus
Ces allégations sont-elles crédibles ? L’association britannique de lutte contre la pédocriminalité en ligne Internet Watch Foundation assure n’« avoir jamais entendu parler ni vu de preuves » de tels procédés.
Les autres annonces à des tarifs de plusieurs milliers d’euros correspondaient à des objets de luxe ou de collection, des ventes par lot, des enchères ouvertes ou des erreurs de saisie. Certains marchés méconnus de collectionneurs ont pu être à l’origine de malentendus, comme une carte Pokémon affichée à 30 000 euros, qui est la carte la plus rare et la plus recherchée de toutes. Certaines offres à des prix mirobolants peuvent aussi correspondre à de « fausses annonces » frauduleuses, raison pour laquelle Vinted les a supprimées.
D’une manière générale, les « preuves » relèvent plutôt de supputations parfois acrobatiques. « Suivant nos recherches actuelles, nous ne pensons pas que [les annonces mises en cause] soient liées à une activité criminelle », s’est défendu Vinted dans une déclaration au Monde, assurant que « la confiance et la sécurité sont une priorité absolue ».
Son concurrent français Leboncoin a également été interpellé sur X pour une annonce prétendument suspecte, avec la mention de la rumeur de trafic d’enfants. Contactée, la société n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde.
Faits divers de mineurs proposés sur Internet
Pourtant, des petites annonces illégales existent bel et bien. Et nombre de plates-formes ont eu à s’expliquer concernant les activités illégales de leurs clients – Craigslist aux Etats-Unis ou Vivastreet en France, pour ne citer qu’eux. Mais ces annonces ne ressemblaient pas à celles de vente de vêtements, jouets ou encore meubles vendus sur les plates-formes de seconde main, contrairement à ce qu’affirme la rumeur visant Vinted.
Le Monde
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En 2013, une enquête de l’agence de presse Reuters avait mis au jour un réseau d’échange d’enfants adoptés sur Facebook et Yahoo!, destiné à des familles d’accueil souhaitant « remplacer » leur enfant par un autre. De nombreux internautes partageant la rumeur d’un trafic sur Vinted citent pour preuve le cas d’un magistrat qui proposait à ses contacts sur un site échangiste des relations sexuelles avec sa fille de 12 ans, sans toutefois être passé à l’acte. Il a été condamné en 2022 à deux ans de prison avec sursis et obligation de soins. L’affaire a eu lieu sur un site spécialisé, sous la forme d’une annonce explicite.
D’autres cas de vente d’enfants en ligne ont défrayé la chronique, mais il s’agissait a priori de plaisanteries, comme le cas d’une « adorable » fillette de 2 ans mise en vente en 2011 par une mère du Michigan − « une blague, rien que ça », se désolera-t-elle. En 2014, un père rouennais avait mis son bébé en vente à 1 000 euros sur Leboncoin parce qu’il est « né roux alors qu’[il] en voulait un blond ». En 2018, une fillette avait été mise à prix 1 000 euros. La mère avait évoqué un canular de sa fille, « anéantie » que celui-ci ait pris tant d’ampleur.
Vinted a pu être confronté à des situations similaires. « Nous ne pouvons pas toujours affirmer qu’un cas est simplement une mauvaise blague ou véritablement lié à une activité illégale », explique la plate-forme, tout en rappelnt qu’à chaque annonce suspecte, elle supprime celle-ci et collabore avec les autorités « dès que nécessaire ».
Plusieurs enquêtes de presse ont montré que des pédophiles détournaient de leur vocation des plates-formes en ligne grand public pour chercher leurs proies. Mais, dans ce cas, ils utilisent plutôt des sites de rencontre pour adolescents.