Livre : Le Thomson TO7, succès controversé de la micro-informatique française

Une version ultérieure du genre de planches marketing présentées à la direction


J’ai fini récemment la lecture du Thomson TO7, succès controversé de la micro-informatique française, le livre de Michel Leduc qui fut le premier ingénieur à rejoindre la division micro-informatique chez Thomson à sa création et fut responsable du hardware de tous les micro-ordinateurs 8 bits de la gamme (TO7, TO7-70, MO5, TO9, MO6, TO8, TO9+, TO8D). Pouvoir découvrir l’envers du décor et une des aventures personnelles derrière ces machines qui ont marqué l’histoire de l’informatique en France est passionnant, particulièrement parce que si peu avait été écrit sur le sujet jusqu’ici.

Le récit des premières années permet de réaliser à quel point Thomson est parti de zéro dans le domaine de la micro-informatique et combien la sortie du premier TO7 a été un petit miracle. À Moulins dans l’Allier, où Thomson dispose d’une usine de hi-fi, une équipe très réduite se construit autour de Michel Leduc et José Henrard, ce dernier étant un personnage clé de la saga MO/TO mais malheureusement décédé assez jeune. Son profil atypique (sociologue au CNRS avant de se prendre de passion pour la micro-informatique) exercera une influence prépondérante sur le positionnement des micro-ordinateurs Thomson, plus axé sur l’éducation et la création que leurs concurrents. 

Selon l’auteur, le cahier des charges communiqué initialement à l’équipe fin 1979 était simple : « faites-nous un micro-ordinateur grand public compatible avec le Minitel, avec une prise péritel pour le connecter aux nouvelles générations de téléviseurs Thomson, pour moins de 2000 francs » (environ 1100 euros de 2024). L’utilisation du standard péritel pour la sortie vidéo est en 1979 considérée par Thomson comme un avantage stratégique. D’une part cela permet d’obtenir une image d’une clarté incomparable avec ce que propose alors la concurrence, généralement du RCA et sa triplette de connecteurs jaune, rouge et blanc ou pire, de la prise antenne. D’autre part, l’espoir est que l’équipement des foyers en micro-ordinateurs équipés en Péritel permettra à Thomson de vendre des téléviseurs supplémentaires puisque les concurrents japonais sont encore réfractaires à ce alors-pas-encore-standard.

La filiale semi-conducteurs de Thomson (aujourd’hui ST Micro) est mise à contribution et propose l’utilisation d’un microprocesseur Motorola 6800 – qu’elle produit alors sur son site de Grenoble – et du chipset graphique du Vidéotext (Antiope) qu’on retrouve alors sur certains téléviseurs haut de gamme. Antiope est recalé du fait de ses capacités trop limitées et le 6800 est remplacé par le 6809 plus puissant sur suggestion très appuyée de Microsoft qui disposait déjà d’un BASIC pour ce microprocesseur.

L’architecture et le concept du TO7 sont finalisés fin 1980 même si le projet faillit bien être retoqué par l’état-major du groupe qui restait très dubitatif vis à vis de l’idée même d’informatique grand public. José Henrard et Michel Leduc avaient heureusement anticipé les doutes de la direction en commandant la réalisation de grandes planches cartonnées à une agence de publicité externe pour présenter le projet de manière claire et attrayante, sorte de présentation Powerpoint avant l’heure. José Henrard avait également arraché un accord de principe aux éditions Nathan pour la réalisation d’une série de logiciels éducatifs. Avoir réussi à convaincre un grand nom comme Nathan du bien-fondé de l’approche éducative de l’équipe ajouta beaucoup de crédibilité au projet. Enfin, l’équipe mit en avant son choix de fournir un stylo optique en standard, persuadée de son potentiel pour rendre l’informatique plus accessible (le tactile avant l’heure) et pour se distinguer de la concurrence.

La présentation à la direction du prototype installé dans un boîtier d’électrophone est un succès. Le projet est validé ainsi que la production de 1000 premières unités sur le site de Moulins. Basculer des lignes de production de la hi-fi vers de la micro-informatique n’est pas une mince affaire et il faut attendre fin 1981 pour voir les machines de présérie enfin assemblées. Un gros travail de préparation est néanmoins nécessaire avant de pouvoir envisager une production à grande échelle. La micro-informatique est pour Thomson une activité nouvelle qui nécessite de former de nombreuses équipes : la production évidemment, mais aussi le marketing et la communication, le département qualité, le service après-vente et même tout le réseau des magasins. L’équipe a par ailleurs pris conscience de cet adage intemporel qui stipule que c’est le software qui permet de vendre le hardware, et donc l’obligation de disposer d’un catalogue de jeux et logiciels suffisamment étoffé lors de la commercialisation du TO7. Enfin, décision est prise de transférer la production de l’usine de Moulins celle de Saint-Pierre-Montlimart à côté d’Angers, et l’ingénierie à Angers même.

Pour toutes ces raisons la sortie effective du TO7 n’intervient que fin 1982, deux ans après la validation du produit par la direction. Le tout premier ordinateur de Thomson dispose lors de son lancement de 11 cartouches Memo 7 développées par Nathan : surtout des jeux de réflexion et le logiciel de dessin au crayon optique Pictor qui est beaucoup mis en avant par le marketing. Le TO7 se vend à 30 000 exemplaires en 1983, un résultat prometteur. Thomson crée cette année là une filiale dédiée à la micro-informatique : la SIMIV, plus connue sous son nom commercial de Thomson Micro-Informatique.

L’équipe ne chôme pas et lance deux nouvelles machines en avril 1984 :

  • Le TO7/70 qui corrige les défauts du TO7 avec un meilleur clavier et le passage de la RAM de 8 ko à 64 ko. Difficile d’imaginer aujourd’hui un produit dont une des spécifications est multipliée par huit en 18 mois !
  • Le MO5, version low cost du TO7-70, malheureusement également largement incompatible avec celui-ci.

Le plan Informatique Pour Tous est annoncé par le gouvernement français en janvier 1985 avec pour objectif d’initier tous les élèves de l’Hexagone à l’informatique. Thomson obtient la part du lion de ce contrat mais les objectifs sont très ambitieux : en plus des 120 000 ordinateurs à livrer aux écoles, il faut aussi former 110 000 enseignants dans des délais très court : le tout doit être prêt pour la rentrée des classes de septembre 1985. La commande accapare les chaines de production au détriment des livraisons à destination du grand public, laissant la part belle à la concurrence et à l’Amstrad CPC en particulier. Les marges sont également serrées, mais Thomson a accepté ce sacrifice dans l’espoir d’en tirer profit plus tard, quand les familles dont les enfants auront découvert l’informatique sur du matériel Thomson à l’école décideront d’investir dans un micro-ordinateur familial.

En Septembre 1985, Thomson sort également le TO9, la machine « pro » de la gamme avec son unité centrale séparée, ses 128 ko de RAM, son lecteur de disquettes 3 pouces 1/2 et ses nouveaux modes graphiques étendus. En 1985, 250 000 machines tous modèles confondus sont vendues sur un objectif de 400 000.

Fin 1986, Thomson présente une nouvelle gamme avec un design harmonisé, des vrais claviers mécaniques fournis par Cherry et le même chipset que le TO9 avec ses modes graphiques étendus : palette de 16 couleurs parmi un choix de 4096, avec une résolution de 320×200 avec contraintes de proximité ou 160×200 sans. Trois nouveaux modèles sont mis sur le marché :

  • Le MO6 est la version économique qui remplace le MO5, mais avec 128 ko de RAM, lecteur de cassettes intégré.
  • Le TO8 remplace le TO7/70, avec 256 ko de RAM et un lecteur de disquette 3 pouces 1/2 externe.
  • Le TO9+, le modèle professionnel qui remplace le TO9, avec 512 ko de RAM, un lecteur de disquette 3 pouces 1/2 intégré et un modem lui aussi intégré qui permet d’utiliser l’ordinateur comme un minitel couleur. Le TO9+ peut même devenir un serveur télématique.

Début 1987, coup de tonnerre : Thomson annonce la fermeture de l’usine de Saint-Pierre-Montlimart et la délocalisation de la production en Corée du Sud chez Daewoo pour réduire ses coûts de production. La R&D est déplacée d’Angers vers l’agglomération de Strasbourg à Illkirch-Graffenstaden. La SIMIV quant à elle quitte Paris pour Los Angeles suite à son rattachement à l’activité moniteurs, alors en ébullition suite à une commande d’un million d’unités (!) de la part d’Atari pour équiper ses ordinateurs.

Malgré ces perturbations, dans le courant de l’année 1987 est annoncé l’ultime micro-ordinateur 8 bits de Thomson : le TO8D, un TO8 avec lecteur de disquette intégré sur la tranche. Une bonne machine 8 bits sortie trop tard alors que l’Atari ST ou l’Amiga 500, au design similaire mais en 16/32 bits, montent en puissance. Le prix de lancement du TO8D est fixé à 3000 francs, soit environ 900 euros de 2024.

Les TO8 et TO8D accusent alors évidemment leur âge comparés à leurs concurrents plus modernes. Thomson avait en fait commencé à réfléchir à la prochaine génération de machines dès 1983, bien conscient que sa plateforme 8 bits ne durerait pas éternellement. Conscient de ses moyens limités par rapport à Commodore ou Atari, le groupe avait plaidé auprès de Philips, Olivetti et Acorn pour la définition d’une architecture 16 bits commune. Basé autour du processeur Motorola 68000 et du système OS/9 (également utilisé par le CD-i de Philips), ce standard aurait pu être une sorte de MSX actualisé et un concurrent pour les Atari ST et Amiga 500. Philips se désintéressa malheureusement du projet rapidement, et avec Olivetti et Acorn déjà en difficulté, Thomson décida probablement à raison qu’il n’avait pas les moyens d’imposer un nouveau standard face à la concurrence américaine et japonaise. L’option 16 bits maison définitivement enterrée, le groupe pivote en 1987 vers les compatibles PC, marché sur lequel il ne démérite pas avec sa gamme TO16 mais qu’il n’a malheureusement pas le temps d’approfondir avant l’arrêt complet de l’activité micro-informatique en 1989. 

La décision tombe le 27 janvier 1989 et marque la fin de l’épopée informatique chez Thomson et avec elle celle des micro-ordinateurs conçus et fabriqués en France, seulement sept ans après le lancement du TO7. L’auteur est d’avis que la principale raison derrière la décision de Thomson de se retirer du marché de la micro-informatique fût en fait la débâcle de l’activité moniteurs (à laquelle la SIMIV avait été rattachée) après la perte de son principal client Atari, parti chez la concurrence taïwanaise.

Avec le recul, il est difficile de ne pas avoir une sensation de gâchis devant la décision d’arrêter cette activité une fois les équipes rôdées, les procédures validées et l’expérience acquise grâce à la conception et commercialisation de plus de 10 modèles de complexité croissante. Il est probable que la direction n’a pas su ou pas voulu donner suffisamment d’autonomie à sa filiale micro-informatique, probablement parce que c’était un domaine qu’elle n’a jamais vraiment compris, persuadée que son cœur de métier était ses téléviseurs et magnétoscopes. Philips était d’ailleurs probablement dans le même état d’esprit.

Difficile aussi de ne pas être nostalgique d’une époque où des entreprises françaises avaient les capacités de faire entendre leur voix sur le marché de l’électronique grand public. Malgré leurs défauts et certains choix discutables (l’absence de puce dédiée au son en particulier), les machines Thomson n’avaient pas à rougir face à la concurrence au début des années 1980 et avaient malgré les apparences les capacités de faire tourner des jeux complexes comme nous avons tenté de le prouver récemment avec Mission: Liftoff, certes avec quelques décennies de retard.

Il est évident aussi que Thomson a subi de plein fouet l’influence de la politique française avec des changements de direction pour raison d’incompatibilité idéologique à deux reprises : suite à sa nationalisation en 1982, puis lors de la cohabitation Mitterrand-Chirac en 1986. Cela a entraîné de multiples revirements de stratégie qui ont à chaque fois perturbé le travail des équipes. Le plan Informatique Pour Tous peut d’ailleurs être vu comme un cadeau empoisonné. Contrairement aux idées reçues, Michel Leduc rappelle qu’il n’a représenté que moins de 20% des ventes de micro-ordinateurs Thomson (120 000 pour un total de 700 000) et en monopolisant les équipes pendant de nombreux mois, il a retardé d’autant la conception et la production de machines destinées au grand public (le fameux coût d’opportunité cher aux économistes). Sans plan Informatique Pour Tous, peut-être aurions-nous eu un ordinateur 16 bits Thomson, qui sait ?

La lecture du livre permet aussi de réaliser combien les équipes en charge de la micro-informatique chez Thomson ont toujours été réduites, alors qu’on s’imagine facilement une énorme structure : quelques dizaines de personnes travaillant sur le hardware, sensiblement le même nombre sur le software, et probablement un tout petit groupe côté marketing. Le design des produits, toujours très réussi, est dû quant à lui à seulement deux personnes : Jacques Mingot pour le TO7 et Dieter Lassmann pour toutes les machines suivantes.

Le livre est écrit de manière fluide et accessible même si j’ai trouvé le texte un peu brut de décoffrage par endroit. Certains passages tiennent aussi plus de l’anecdote touristique ou culinaire que de l’histoire de Thomson. Évidemment ce genre d’ouvrage est éminemment subjectif et savoir où placer le curseur dans le partage de souvenirs qui mêlent personnel et professionnel est délicat, mais pour rester dans le domaine des sagas technologiques françaises, il me semble que les ouvrages de Sébastien Pissavy (Jeuxvidéo.com) et Nicolas Gaume (Kalisto) avaient su trouver un meilleur équilibre sur ce point. La fin du livre, consacrée aux décodeurs vidéo Videocrypt, intéressera moins les fans des micros Thomson et aurait peut-être justifié d’être déplacée dans un autre ouvrage. En tout cas, j’ai beaucoup apprécié les très nombreuses photos et illustrations que je n’avais généralement jamais vues auparavant. 

À mon humble avis, l’ouvrage aurait mérité d’être un peu recadré et condensé par un éditeur, mais loin de moi l’idée de faire la fine bouche quand rien n’avait été écrit aussi en détail sur Thomson jusqu’ici. Je suis extrêmement reconnaissant à Michel Leduc d’avoir levé le voile sur cette aventure grâce à cet ouvrage très fouillé qui a dû représenter des centaines d’heures de travail. Je ne peux qu’en recommander la lecture à toute personne intéressée par les produits de la marque ou l’histoire de l’industrie électronique en France.

Une question de la plus haute importance reste néanmoins sans réponse alors qu’elle me taraude depuis des années : pourquoi la palette de 4096 couleurs des ordinateurs Thomson est-elle si mal échelonnée (trop de teintes claires, pas assez de teintes sombres) ?


Le Thomson TO7, succès controversé de la microinformatique française (EAN13 : 9782383651994) est disponible sur le site de l’éditeur en version ebook et papier, mais aussi chez de nombreuses enseignes.

Auteur : HP

Professionnel de l’industrie vidéoludique depuis plus de 15 ans, j’écris principalement sur l’infographie, le business des jeux vidéo et la demoscene.



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