Imaginez une guerre absurde et perpétuelle, si ancienne que les deux camps en ont oublié la cause, si totale que les hommes ne naissent plus que pour être soldats, si cruelle que la mort est devenue le carburant de la vie. Ainsi surgit le monde d’Aionios (éternel, en grec ancien) sur lequel, d’aussi loin que remonte la mémoire, les nations de Keves et d’Agnus s’opposent. Ici, le temps vécu ne dépasse pas dix ans : on y naît adolescent puis, une fois formé, on est envoyé sur le champ de bataille afin de remplir un « cadran vital », une sorte de jauge de survie qui se nourrit du trépas des ennemis mais qui s’épuise d’elle-même, tout aussi vite. Les rares rescapés de ce jeu de massacre auront l’honneur d’être retournés au cosmos lors d’une cérémonie de mise à mort, à la fin de leur dixième année. Avant que de nouvelles générations viennent perpétuer le cycle des sacrifices.
La guerre servant d’argument à Xenoblade Chronicles 3 est justifiée par des règles arbitraires qui ont plongé les populations d’Aionios dans un asservissement aveugle. Puissant symbole d’aliénation, le cadran, ou l’horloge, auquel les personnages sont enchaînés est contredit de façon éclatante par le jeu tout entier : contre le diktat de l’urgence, le jeu de rôle japonais est par nature un genre dévoué au temps long, à la distraction, aux lancinants détours et au voyage ouvert.
Nomades et monades
Par accident, la petite équipée de soldats que nous contrôlons au début du jeu se lie à un groupe de la nation rivale. Un événement providentiel les libère du joug du cadran. Ces adversaires par le sang s’unissent alors pour faire route vers la marche de l’Epée, une lame de pierre aux proportions titanesques, plantée dans le lointain. Là-bas sommeillerait l’hypothétique Cité, dernier bastion de résistance à l’ordre éternel du conflit.
Avec ce point de départ en forme d’exil ou de fuite, motif typique du jeu de rôle japonais, Xenoblade Chronicles 3 lance une grande aventure qui se déploie sur autant de régions sauvages que d’innombrables heures de jeu. En chemin, le joueur assiste aux affinités naissantes d’une troupe de personnages, dont le charme irrésistible s’inscrit dans la pure tradition de la fiction japonaise pour jeunes adultes.
Se lit en filigrane un récit initiatique collectif, symbolisé par le réveil des Ouroboros, des entités surpuissantes surgies de cette association d’anciens rivaux. Nos héros affranchis vont libérer les colonies militaires du pays, en faisant voler en éclats les cadrans qui les maintenaient sous l’emprise de la guerre. Mais avec la mystérieuse organisation Moebius à leurs trousses, ils devront aussi affronter des puissances cyniques qui se repaissent d’une humanité réduite à l’état de marionnette.
La fantaisie de Xenoblade Chronicles 3 véhicule une métaphore pacifiste (voir le personnage du mentor, prénommé Guernica) qui, en mettant en scène une guerre fantoche, dénonce le caractère fantoche de toutes les guerres, menées par les puissants contre la jeunesse, non sans une actualité saisissante. A la fatalité guerrière, le jeu oppose des espaces amples et vierges dans lesquels notre équipe se déploie ; aux cycles vicieux d’une mort programmée, il oppose ceux, plus vertueux, de la vie sans cesse renaissante. Unité d’un monde diversifié, apprentissage de la liberté… cette manière qu’a Xenoblade Chronicles 3 d’ouvrir les yeux de ses personnages à de nouvelles possibilités d’existence (y compris celle, peut-être, de vieillir) est proprement touchante.
Le jeu de rôle fusion
Apparue en 2010, la série des Xenoblade Chronicles constitue le point d’orgue de la carrière du vétéran Tetsuya Takahashi (Final Fantasy VI, Chrono Trigger, Xenogears). De ce point de vue, la saga synthétise une longue histoire du genre. Sa recette éprouvée repose sur un habile mélange entre le jeu de rôle en ligne – son découpage en zones étendues, ses systèmes enchevêtrés, ses rôles bien définis au sein de l’équipe (combattants, protecteurs, soigneurs) – et l’aventure en solitaire à dominante narrative, gorgée de séquences cinématiques, de rebondissements et de saynètes sentimentales.
Fidèle à la formule, ce nouvel épisode s’apparente à un amalgame réussi des ténors du genre : on y retrouve le charme dilué des Dragon Quest, la camaraderie des Persona, le faste narratif des Final Fantasy, le trait coloré de Ni no Kuni, aux côtés des systèmes de collecte, de fabrication et de cuisine présents dans tant d’autres jeux. De façon plus distante, certains y verront un air de Suikoden (avec des personnages optionnels à dénicher dans un monde en guerre) ou y retrouveront la charmante fadeur du jeu en ligne Final Fantasy XIV, quitte à s’assoupir dans le doux ronron de pérégrinations distraites.
Acquis par Nintendo en 2007, afin de produire des jeux de rôle d’envergure, le studio Monolith Soft s’est d’abord fait remarquer par son sens des grands espaces, à tel point qu’il a collaboré au monde ouvert de The Legend of Zelda : Breath of the Wild. Aujourd’hui, ce sont davantage les mécaniques de jeu riches et affinées de Xenoblade Chronicles 3 qui séduisent : le joueur peut changer de classe ou de rôle avec une facilité déconcertante, s’adonner au plaisir des fusions de personnages compatibles pour se transformer en robot géant, et se laisser aller à l’automatisme assumé d’affrontements saturés d’indications visuelles, à la limite du lisible (les équipes peuvent monter jusqu’à sept combattants), mais qui procurent un plaisir incontestable.
Passeurs d’âmes
Ce n’est, pourtant, pas de là que Xenoblade Chronicles 3 tire son originalité, mais plutôt de ses nombreuses trouées poétiques, dont la régularité épouse la redondance propre au jeu de rôle japonais. La plus évidente d’entre elles : Noah et Mio, les deux personnages principaux, sont des passeurs d’âmes. Ils marchent au milieu des morts, accompagnent de quelques notes de flûte traversière le passage de ceux tombés au front. Leurs airs essaiment la surface d’Aionios tandis que s’évaporent les âmes des trépassés. Mais pour qui Noah et Mio jouent-ils de la flûte ? Pour ceux qui partent ou pour ceux qui restent ? Et depuis quand, au juste, se connaissent-ils, eux qui ont tant de fois mis la main à la poche pour serrer l’instrument, le porter aux lèvres et souffler de concert, côte à côte, face à l’éternité ?
L’avis de Pixels
On a aimé :
- des personnages attachants qu’on suit à travers une histoire longue et régulièrement poignante ;
- pléthore de mécaniques complexes à expérimenter avec une étonnante facilité d’accès ;
- la sensation d’un jeu massivement multijoueur mais avec le confort et l’immédiateté d’un jeu solo sur Switch.
On n’a pas aimé :
- certains travers habituels du genre : collecte, quêtes répétitives, dialogues parfois poussifs ;
- beaucoup d’automatisation, au risque de minimiser l’impact stratégique du joueur.
C’est plutôt pour vous si…
- vous avez envie d’un jeu ample et lancinant qui se marie idéalement au rythme de l’été ;
- vous êtes fan de robots géants, de romance adolescente et de jeux de rôle japonais ;
- vous vouliez vous lancer dans la série (nul besoin d’avoir joué aux épisodes précédents).
Ce n’est plutôt pas pour vous si…
- vous êtes pressé ;
- vous n’aimez pas poser la manette pour regarder des cinématiques, certes superbes mais extrêmement nombreuses ;
- vous êtes peu friand d’anime japonais aux personnages archétypaux et aux affrontements gigognes.
La note de Pixels :
6 notes de flûte sur 7.