Le lancement de son fleuron X80 en Europe ce mercredi 15 juin a été l’occasion pour Vivo de donner quelques détails sur son partenariat photographique avec le groupe allemand Zeiss. Ce grand nom de l’optique n’est pas le seul acteur européen à avoir lié des relations avec un groupe chinois : Xiaomi a récemment signé avec Leica (qui auparavant travaillait avec Huawei et Sharp) et Oppo a noué des relations avec Hasselblad, relations dont vous pouvez lire les contours dans notre interview de leur directeur de la photo.
Alors qu’aucun constructeur majeur de smartphone n’est (plus) européen, le « vieux continent » est pourtant au cœur de toutes les annonces liées à la photographie. Autant pour des raisons historiques et de vrais savoir-faire, que pour des raisons d’image et de relations entre pays asiatiques.
L’Europe, berceau de la photographie
Zeiss, Leica, Hasselblad et, par le passé, Schneider/Kreuznach : quatre entreprises européennes auxquelles des groupes asiatiques ont fait appel pour leurs appareils photo (Samsung/Schneider) et pour leurs smartphones (Sony/Zeiss, Vivo/Zeiss, Huawei/Leica, Sharp/Leica, Xiaomi/Leica). Mais aucune marque asiatique ni américaine. Ce alors même que, entre l’histoire de Kodak et Polaroid d’un côté, et de tous les groupes japonais de l’autre, l’essentiel des appareils photo produits entre le XXe et le XXIe siècle proviennent de ces deux pays.
Une des raisons évidente est que ces groupes électroniques ont besoin de compétences externes (comme tous les groupes industriels). Et pour les plus jeunes de ces entreprises, un besoin d’assise, de conseil et de légitimité. Et l’Europe étant le berceau de la photographie, le continent semble le mieux placé – et sa population qui est l’une des plus riches du monde connaît, au moins de nom, ces grands noms de la photo.
Au jeu du rayonnement photographique, les grands gagnants sont les Allemands. Et les perdants ? Les Britanniques et les Français. Si c’est la compétition entre ces deux pays qui a enfanté la photographie et la première guerre des technologies et des appareils, leurs industries ont rapidement été balayées. Par les Américains et les Allemands fin XIXe/début XXe, puis par les Japonais à partir du début XXe. Des Japonais qui ont d’ailleurs établi une domination mondiale quasi-totale : Canon, Sony, Nikon, Olympus, Sigma, Fujifilm, Panasonic ou encore Ricoh/Pentax sont toutes des entreprises japonaises.
Avec quelques restes côté optique (Angénieux) et boîtier avec la formidable aventure de Pixii, la France conserve et tente de recréer des savoir-faire. Mais l’essentiel de ce qu’il reste dans l’Hexagone en matière d’image est tournés vers la défense et l’aérospatiale. Et ne pèse pas grand-chose face au titan germanique qu’est Zeiss.
Le choix européen est-il une coquetterie ou un romantisme ? S’il ne faut pas se leurrer dans certains objectifs marketing de « nouvelles » entreprises à s’appuyer sur des marques prestigieuses, la réalité est qu’il y a un vrai savoir-faire en Europe. Mais qui est souvent mal identifié.
Le savoir-faire européen n’est pas celui que l’on croit
Deux types de discours émergent fréquemment parmi les commentateurs du dimanche : « Ce n’est que du marketing » ou à l’inverse « C’est eux qui font tout parce que la marque n’y connaît rien en photo ». Ces deux assertions sont évidemment fausses.
Mais il est bon de rappeler quelques vérités : aucune marque ne fonctionne en autonomie et le savoir-faire européen n’est pas nécessairement dans le design optique comme on l’imagine trop souvent. « Nous ne développons pas les designs optiques à proprement parler », nous a expliqué Benjamin Völker designer optique chez Zeiss. « Mais nous intervenons dès le début dans sa conception. Non seulement avec notre partenaire, mais aussi avec toute la horde de fournisseurs tels que les pourvoyeurs de capteurs comme Sony ou Samsung, les bureaux d’études optiques, les fabricants de blocs optiques comme Sunny Optical, etc. ». Zeiss comme Leica apportent donc moins une formule magique que des qualifications de design, des recommandations de matériaux, des simulations de défauts optiques, etc.
« Les flux de développement et de production des optiques de smartphones sont très complexes », nous explique Oliver Schindelbeck, Senior Smartphone Technology Manager chez Zeiss. « La bonne analogie est celle des constructeurs auto qui intègrent les produits de leurs sous-traitant. Dans ce process, nous agissons comme les coordinateurs de la partie photo ».
Entre le savoir-faire historique acquis en vendant optiques et appareils photo et la culture de la couleur très rigoureuse du vieux continent, les groupes asiatiques profitent d’un soutien bienvenu. Un soutien qui pourrait tout autant venir du Japon, non ? Comment se fait-il que la terre des plus gros groupes photographiques du monde ne soit pas la destination phare de ces industriels asiatiques ?
Les groupes japonais ont du mal à coopérer
De nombreuses spéculations et rumeurs ont circulé ces dernières années sur un « Nikon phone », un « Canon phone », etc. Des rumeurs non seulement jamais concrétisées, mais qui plus est contredites par des exemples réels : pour sa partie photo, le japonais Sharp a l’an dernier fait appel à Leica et non à un de ces compatriotes. Il n’existe malheureusement pas, à notre connaissance, d’étude spécifique sur l’absence de synergies des groupes photo nippons avec des entreprises asiatiques. Il nous faut nous borner à encadrer la question avec des éléments non quantifiables.
Le premier est le cliché, parfaitement avéré, que les entreprises japonaises sont des temples du secret. La culture du travail en silos et l’avarice de détails, nous la vivons quotidiennement à 01net.com : après plus de 15 ans de briefs photo souvent très évasifs, les ingénieurs japonais remportent selon nous la palme des interlocuteurs le plus taiseux. Quand ils nous invitent à voir leur centre de recherche et leurs usines, il faut littéralement leur mettre la pression et leur arracher (on n’est même plus à tirer à ce niveau-là !) les vers du nez pour réussir à écrire autre chose que des banalités – dans cet article, lire l’encadré final “Nous ne pouvons pas commenter”.
La puissance photographique japonaise se heurte à l’histoire
À ce côté taiseux, ajoutons le caractère insulaire quasi-total de cette industrie. Sony, Nikon, Canon, Olympus, Fujifilm, Sigma, Panasonic et Ricoh/Pentax se regardent en chiens de faïence et ont peur se faire piquer leurs ingénieurs – dans certains cas, il s’agit précisément juste de traverser la route ! Cette paranoïa est logiquement encore plus grande avec les autres pays asiatiques qui accélèrent leur industrialisation au moment où le Japon, lui, souffre.
Finalement, il y a l’histoire et notamment celle du Japon impérialiste, une période sombre qui s’étend de la mi-XIXe à la fin de la seconde guerre mondiale. Entre les différentes guerres sino-japonaises, le massacre de Nankin, la terrible occupation de la péninsule coréenne, etc. Le comportement des soldats japonais a laissé des traces dans les relations internationales actuelles. Les fréquentes visites des premiers ministres japonais du sanctuaire Yasukuni (où sont enterrés de nombreux criminels de guerre) attirent régulièrement l’ire chinoise. Et le refus des divers gouvernements japonais de reconnaître les atrocités perpétrées en Corée – comme le sort des « femmes de réconfort » – ne les met pas en odeur de sainteté dans la péninsule.
Les marques européennes plus neutres ?
Alors que la concurrence économique et la charge émotionnelle vis-à-vis des Japonais est forte, la distance physique et culturelle (ainsi que les différences notables de périmètre business) avec les Européens les rends plus attractifs.
Il faut aussi ajouter à cela que de multiples interlocuteurs chinois que nous avons pu rencontrer dans les différents départements photo des marques de smartphones soulignent « le patrimoine culturel » de l’Europe. Avec une perception quasi romantique du continent et de ce qu’il véhicule pour eux : des villes moins denses avec moins de perspectives écrasantes, une sensibilité aux couleurs plus chaudes et aux tons moins saturés.
Loin d’être uniquement des accords d’image (même s’il y a en eu), les contrats modernes entre les spécialistes européens de l’image sont du pain bénit pour les groupes asiatiques. Qui profitent non seulement d’un vrai savoir-faire et d’une bonne image en Europe, tout en éliminant les éventuelles frictions que pourrait revêtir la mention d’un groupe japonais sur les terminaux. Du côté des Zeiss et autre Leica, ces deals rapportent de l’argent, consolident et développent des savoir-faire et permettent de faire rayonner la marque à moindre frais.
Et quid du rayonnement de la France me direz-vous ?
DxO, un Français qui a essaimé
La patrie de Daguerre, d’Angénieux et Cartier-Bresson dispose d’une des plus solides culture photographique du monde. Mais l’héritage industriel autour des boîtiers a disparu au XXe siècle– même si l’entreprise Pixii de David Barth tente de récréer un écosystème. C’est du côté de notre « école mathématique » et de DxO qu’il faut se plonger. Jadis, DxO disposait d’une division « électronique embarquée » qui faisaient peu ou prou le même travail que Zeiss ou Leica – le module caméra du défunt Pré de Palm avait ainsi été codéveloppé avec DxO. Après avoir été en redressement judiciaire, DxO a fermé cette division et une partie des ingénieurs a fini dans l’unité française de GoPro à Issy-les-Moulineaux.
Ensuite, ce qui restait de l’entreprise a été scindé en deux entités distinctes : DXO Labs qui édite des logiciels – Photolab, Filmpack, etc. Et DXO Mark, qui a récupéré le système de test et de qualification des capteurs et optiques (et désormais de smartphones et de microphones) de l’ancienne entité. DXO Mark continue de publier son classement photographique des boîtiers et des smartphones, et commercialise toujours un logiciel de test labo (Analyzer).
Fait-elle aussi du conseil en ingénierie voire du codéveloppement en amont comme Zeiss ? Peut-être, mais son modèle de classement n’est pas idéal, puisqu’il est difficile (impossible ?) d’être à la fois juge et partie. En tous cas, s’il y a bien un savoir-faire encore vivant en France, il est loin de la puissance de l’Allemand Zeiss, tant en techniques qu’en marketing – jamais aucun smartphone n’a été estampillé « made with DXO ». Mais il faut jamais dire jamais.