Un stratège applaudi par Emmanuel Macron
C’est l’un des enseignements étonnants des « Uber Files », ces révélations fondées sur des documents internes d’Uber publiées par Le Monde et ses partenaires internationaux : Emmanuel Macron vouait une certaine admiration à Travis Kalanick, louant sa « réussite impressionnante » alors qu’il n’avait même pas 40 ans. En un temps record, le fondateur américain d’Uber a permis à sa société de s’imposer à travers le monde.
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Pour cela, il dispose, au début des années 2010, de deux armes : une première expérience solide en matière de levée de fonds, qui va lui permettre de constituer un trésor de guerre gigantesque, et de sponsoriser à perte l’implantation de son service dans des dizaines de pays simultanément. L’autre arme, que Travis Kalanick manie avec dextérité, c’est l’aplomb. Uber s’installe sans grand égard pour les législations locales : la consigne donnée à ses équipes est de ne négocier avec les autorités qu’une fois le service trop implanté, et populaire, pour qu’il puisse être interdit.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Un ex-« pirate » milliardaire
La genèse de son succès, c’est l’histoire si américaine d’un pirate devenu homme affaires. Étudiant brillant, Travis Kalanick se fait remarquer au tournant des années 2000, en plein essor du téléchargement illégal, en créant Scour, un logiciel de partage de fichiers, qui fermera très vite face à des plaintes d’ayants droit. Scour renaît dans une version légale. Mais l’éclatement de la bulle Internet, une comptabilité un peu trop créative et des dissensions entre fondateurs provoqueront la chute de l’entreprise, revendue in extremis au géant Akamai pour une somme confortable. A l’abri du besoin, Travis Kalanick se consacre à la recherche d’un nouveau projet. Dans son appartement, il reçoit des créateurs de start-up. Parmi eux, Garrett Camp, l’auteur du site StumbleUpon, avec qui il développe, autour de bières, l’idée d’une application permettant d’appeler un chauffeur.
Des méthodes décriées
Ses méthodes agressives de conquête de marchés, Travis Kalanick les applique également en interne. Dans une Silicon Valley où les patrons hauts en couleur ne manquent pas, il est l’un des plus redoutés. Au fil des années, les scandales s’accumulent – harcèlement sexuel, management toxique… En 2017, il est filmé lors d’une altercation avec un chauffeur Uber à propos du tarif des courses –, il sera contraint de s’excuser publiquement. En juin 2017, alors que Travis Kalanick prend des congés pour faire le deuil de ses parents, décédés dans un accident, un rapport extrêmement critique sur la gestion des cas de harcèlement par l’entreprise est remis à Uber. Ses alliés au conseil d’administration le lâchent ; il démissionne de son poste de PDG, mais restera au conseil d’administration jusqu’en 2019.
Un « uberisateur » dans l’âme
Devenu investisseur, par le biais d’un fonds baptisé « 10 100 », Travis Kalanick continue de s’impliquer dans des projets de l’économie dite « collaborative ». Parmi ses plus importants investissements figure CloudKitchens, une société spécialisée dans les « cuisines fantômes », qui préparent des plats destinés exclusivement à la livraison. On ignore ce qu’il a pensé de Super Pumped, la récente série de Showtime qui dépeint son ascension et sa chute de manière peu flatteuse. On sait en revanche qu’il a peu goûté la publication des “Uber Files”, estimant dans un communiqué que les méthodes qu’il appliquait à l’époque étaient non seulement légales, mais nécessaires pour faire bouger le « statu quo ». « Elles ont donné naissance à une industrie qui est aujourd’hui devenue un verbe », écrit son porte-parole. Un verbe souvent utilisé dans un sens péjoratif.