« Toutes les semaines, on a des collègues (traducteurs) qui arrêtent. C’est l’hécatombe ». En novembre 2022, ChatGPT, l’agent conversationnel d’OpenAI, était lancé aux États-Unis, marquant le début de la vague de l’intelligence artificielle (IA). Si plusieurs études ont prédit la fin de certains métiers, le tsunami a bel et bien déferlé sur le secteur des traducteurs. Et près de trois ans plus tard : les professionnels de la traduction que nous avons interrogés sont unanimes. Il y a bien eu un avant et un après ChatGPT.
« Ces deux dernières années, la dégradation de nos conditions de travail se sont vraiment accélérées, notamment pour des personnes (indépendantes) comme moi qui travaillent pour des intermédiaires, comme les agences de traduction », confie Julie, qui a souhaité rester anonyme. « On n’en est plus à des commandes de traduction, mais exclusivement à de la post-édition », déplore cette indépendante qui traduit depuis plusieurs années des textes techniques et marketing.
Pour les néophytes, « la “post-édition”, c’est le mot qu’on utilisait avant pour l’IA générative », précise-t-elle : il s’agit de travailler non plus exclusivement sur le texte original, mais sur une première version « traduite » par des outils de traduction automatique (TAN) ou d’IA générative (IAG). « Les agences de traduction cherchent depuis longtemps à nous imposer l’utilisation de ces systèmes. Et jusqu’en 2023, on pouvait encore dire non. Mais depuis ChatGPT, c’est terminé », regrette la trentenaire.
Une rémunération divisée par deux
« On a vraiment vu un basculement du discours du : “c’est inévitable, maintenant, vous utilisez la traduction automatique/l’IA générative, et vous serez payés deux fois moins” », confirme Laura, une autre indépendante, membre du collectif de traducteurs IA-lerte générale. Résultat : « J’ai un salaire divisé par deux. Certains clients m’ont remplacé par Deepl » (une plateforme de traduction automatique grand public NDLR), souligne celle qui traduit des textes techniques ou marketing. La tendance se constaterait dans tous les métiers de la traduction, bien que certains domaines soient plus touchés que d’autres.
Un sondage réalisé en mars 2025 par l’ATAA, l’association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel, et auquel ont répondu près de 450 traducteurs, montre une baisse d’activité particulièrement marquée entre le premier trimestre 2024 et le début de cette année. Parmi toutes les activités du secteur (doublage, sous-titrage, voice-over, audiodescription, adaptation de scénario et de jeux vidéo), ce sont la voice-over et les sous-titrages pour sourds et malentendants qui sont de plus en plus traduits automatiquement ou via l’IAG. Les premières digues à sauter avant les autres ?
À lire aussi : Cinéma : comment le monde du doublage tente d’endiguer son « pillage » par l’IA
« On a demandé à une confrère, qui s’était occupée d’adapter en français une série étrangère, de s’occuper de la nouvelle saison, mais pour la première fois, avec de la post-édition. Elle a dit non, je ne fais pas de post édition. On lui a répondu : entendu, tu n’adapteras plus cette série », rapporte Stéphanie Lenoir, traductrice, adaptatrice, et présidente de l’ATAA.
Une autre étude, menée cette fois en avril 2025 par l’ATLF, l’association des traducteurs littéraires de France sur les conditions de travail des professionnels du secteur, et qui paraîtra début juillet, montre une réelle baisse de la rémunération des traducteurs d’édition, « oscillant entre 30 et 64 % », nous détaille l’organisation.
« C’est comme si une personne qui n’y connait rien en plomberie imposait une clé aux plombiers »
Pour Laura, « il y a vraiment une bataille qui a été perdue ou évitée, on ne sait pas trop. Mais nous, on n’a pas souscrit à ça, on n’est pas d’accord avec le fait d’avoir été mis devant le fait accompli » – comprenez : être obligé de passer par de la post-édition, et donc par de l’IA générative (IAG), pour traduire un texte. Face à ces remous, certains se sont regroupés en collectifs comme IA-lerte générale, ou En chair et en os. Leur objectif est de sensibiliser le grand public à la réalité de l’impact de l’IA sur leurs métiers, mais aussi à la réalité du travail de traduction.
Il faut dire que dans ce domaine, les malentendus sont légion, soulignent unanimement les traductrices que nous avons interrogées. À commencer par l’idée même de la post-édition. Son postulat est de dire : ces outils d’IAG et de traduction automatique vont faire gagner du temps aux traducteurs en « prémâchant » un premier jet, détaille Julie. Le problème est que « ces outils nous sont imposés dans 99 % des cas par des gens qui ne sont pas traducteurs, et qui vont dire : “tu as ChatGPT, c’est super” », poursuit-elle. Pour Valentine, une autre professionnelle indépendante qui traduit deux langues étrangères vers le français depuis une dizaine d’années, « c’est comme si une personne qui n’y connait rien en plomberie imposait une clé à molette aux plombiers ».
Il faut dire qu’au premier abord, « si on prend un texte et qu’on le met dans l’IA, il en ressort des phrases qui sont, on va dire, grammaticales », reconnait-elle. « Ce n’est pas du charabia. Les gens sont impressionnés, ils se disent : j’ai appuyé sur “entrée”, j’ai ma traduction, alors à quoi ça sert de demander à quelqu’un de le faire, et de le payer », poursuit Julie.
« Mais la traduction, ce n’est pas cela. Ca se joue au niveau du sens, et le sens ne se réduit pas aux mots séparément », ajoute-t-elle. Les mots ne sont pas des choses bien distinctes et découpées. Un mot est un infini de possibilités, qui dépend de plusieurs facteurs culturels, émotionnels, inconscients, interpersonnels. Ce que fait l’IA, c’est mettre des mots les uns à la suite des autres. Et comme c’est probabiliste, de temps en temps, ça fonctionne, mais seulement en surface », estime-t-elle.
Même son de cloche chez Stéphanie Lenoir, traductrice dans l’audiovisuel et adaptatrice, pour qui : « les outils d’intelligence artificielle et de traduction automatique considèrent la langue comme un système de codage de la pensée. Traduire avec l’IAG, c’est passer d’un code A à un code B. Mais on ne peut pas réduire un texte à un code », tacle-t-elle.
« À la fin, on se dégrade »
Or, si les traductrices interrogées prennent le temps à nous décrire ce qu’est une traduction (humaine), c’est pour nous expliquer à quel point le fait de se voir imposer des outils de traduction automatique ou d’IA générative affecte leur travail en lui-même. Imaginez : « j’ai le texte source (dans sa langue d’origine) et j’ai la traduction automatique », expose Julie. Le problème est que « les LLM ne sont pas capables de faire toute l’analyse du texte. Il y a beaucoup de contresens, des mots pour lesquels le LLM va choisir le mauvais sens », sans compter « les répétitions, et la lourdeur de style », liste-t-elle.
À lire aussi : « Les LLM, c’est nul » : le responsable IA de Meta tacle les IA génératives actuelles, et promet bien mieux
Dit autrement, « je me retrouve à corriger un texte qui est bourré d’erreurs que moi, je n’aurais pas fait en amont, parce que je sais qu’il y a plein de pièges à éviter. Mais cela, la machine ne le sait pas. Et c’est extrêmement fatigant de faire cela. Je ne peux même pas dire que ça équivaut à reprendre le travail d’un débutant, parce que même un traducteur débutant ne ferait pas des telles erreurs », poursuit-elle.
« Pour en avoir discuté avec d’autres confrères et consœurs, reprendre de la post-édition, ça nous prend autant de temps, voir plus, que de traduire un texte de zéro. On est immédiatement pollué par les suggestions de la traduction automatique. Et c’est fatiguant de passer son temps à se détacher de cette première impression qui est truffée de fautes et d’erreurs », regrette Julie.
Selon l’étude de l’ATLF à paraître en juillet prochain, les outils d’IAG et de traduction automatique sont peu utilisés aujourd’hui par les traducteurs littéraires. 93 % des professionnels interrogés déclaraient ne pas utiliser de tels systèmes pour traduire leur texte.
Mais certains comme Valentine y ont été économiquement contraints. La trentenaire explique avoir passé plusieurs semaines à faire de la post-édition « pas bien payée, où il faut aller vite ». Son constat : à la fin, « j’avais perdu toute notion de qualité, j’avais perdu la boussole à l’intérieur qui me disait : est-ce un bon texte ou pas ? Je me suis dit : “il faut que j’arrête tout de suite”. On dégrade nos compétences en fait, même sans le vouloir. On se dégrade. Et on n’arrive plus à écrire après », déplore-t-elle.
Si l’indépendante a aujourd’hui des commandes qui lui permettent de se passer de post-édition, elle ne sait pas combien de temps cela va durer. « Si j’étais à fond sur mes principes, je n’aurais pas de travail », reconnaît-elle. Pour Laura qui a fait le choix de refuser toute post-édition, les commandes sont devenues rares. « Si je n’étais pas en couple, je serais déjà aller travailler au Mc Do », confie-t-elle, avant d’ajouter : « beaucoup de gens n’ont pas le choix, ceux qui ont des enfants ou qui sont célibataires acceptent d’être payés deux fois moins pour régler les factures, et manger ».
Problème de sécurité, vol, travailleurs du clic…
Pour les traductrices que nous avons interrogées, la dégradation de la qualité des textes, de leur travail et de leur salaire est loin d’être le seul problème. D’abord, des textes particulièrement sensibles ou confidentiels peuvent finir dans la moulinette des outils d’IA, à l’image des notices d’utilisation de médicaments, de défibrillateur ou du nucléaire. « On risque d’avoir des erreurs grossières qui peuvent être graves. À côté du risque de se ridiculiser pour les textes marketing, pour tout ce qui est médical, nucléaire, très technique, la vie des gens est en jeu. On attend quoi, qu’il y ait un drame pour que les gens commencent à réagir ? », s’insurge Laura. Certains professionnels interrogés, engagés par des agences de traduction, se demandent même si leur client final sait réellement que leur texte est passé par de la « post-édition ».
Autre problème de taille : tout le système repose sur « du vol, des conséquences désastreuses pour la planète, et des travailleurs du clic » invisibilisés, déplore Laura, qui s’interroge : « finalement ça ne dérange pas trop les gens qu’on nous ait volé notre travail ». Les outils d’IA générative ont été formés sur des textes protégés par le droit d’auteur, sans l’autorisation de leurs auteurs et ayants-droit.
À lire aussi : Impossible de créer ChatGPT sans contenus protégés par le droit d’auteur, avance OpenAI
Les auteurs peinent à opposer leur refus d’utilisation de leurs œuvres dans ces phases d’entrainement. « Quand on pense qu’avant, on menaçait les adolescents qui téléchargeaient des films », lance Valentine, aussi membre du collectif AI-lerte générale, en référence à Hadopi qui envoyait des courriers et prononçait parfois des amendes en cas de téléchargement illégal.
À lire aussi : Un grand « pillage numérique » : quand l’IA générative défie le droit d’auteur
Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) accusé d’avoir pillé des livres pour son IA en France
Mais pour Stéphanie Lenoir qui considère les traducteurs comme des lanceurs d’alerte, touchés en première ligne par l’IA générative, le problème est bien plus profond. « Ce n’est pas tellement parce que nos métiers vont être les premiers à disparaître. Dans notre secteur, on est confrontés à ces sujets depuis cinq, voire dix ans. On a du recul et on est capables de bien comprendre les dérives que ça entraîne. Et le risque essentiel contre lequel il faut que les pouvoirs publics et le grand public se mobilisent, c’est la standardisation de notre langue à vitesse grand V, la normalisation de la pensée et de tous les modes d’expression ».
Car si notre système de langue est passé à une moulinette de traduction automatique (et de l’IAG), « on se remettra toujours dans le mode de fonctionnement de la pensée du modèle majoritaire (le modèle anglo-saxon NDLR) », développe-t-elle. « Ça ne permet plus d’exprimer de nuances, de positions divergentes. (On le voit avec) l’algorithme, fait pour fonctionner sur l’occurrence la plus fréquente. Donc ça ferme le champ de découverte, ça ferme le champ d’expression, ça ferme le champ de réflexion », martèle-t-elle.
À l’université, « on apprend déjà que le futur de la traduction, c’est la post-édition. En sortant de la fac, les jeunes ne font que ça. Donc en fait, ils ne savent pas traduire. Ce qui m’effraie, c’est qu’un jour, plus personne ne saura traduire, écrire par soi-même, penser par soi-même », souffle Valentine. La bataille n’est pour autant pas encore perdue, estime Laura. « Si j’ai un message à adresser aux traducteurs, qui sont dans la galère et qui ont envie de tout abandonner, c’est : gardez espoir. Plus on va être nombreux à sensibiliser, à défendre notre métier, à dénoncer, et plus on aura un impact. La traduction est un métier qui existe depuis des millénaires. Ce n’est pas possible qu’elle disparaisse comme ça, du jour au lendemain ».
Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.