Ewann aime la musique qui va vite. En revanche, il ne saurait pas trop expliquer pourquoi. Peut-être que ça le met de bonne humeur. Ou peut-être, tout simplement, que cela sonne mieux que les mélodies plus lentes. Ce dont le lycéen est sûr, c’est qu’il y a pris goût grâce à TikTok. Sur l’application chinoise, très populaire auprès des jeunes internautes, les vidéos sont souvent accompagnées de musiques connues mais dont le tempo a été modifié. Quand il est ralenti, on appelle ça un « slowed + reverb ». Et quand il est accéléré, on parle alors de « sped up ».
Pour les oreilles néophytes, le sped up (parfois aussi appelé « speed songs ») a de quoi perturber. Imaginez votre chanson préférée, mais avec des voix suraiguës et un tempo dépassant allègrement les 150 BPM (battements par minute). La joyeuse intro d’Everybody wants to rule the world, de Tears for Fears, devient alors presque angoissante ; le synthé musclé des Démons de Minuit vrille en morceau de techno.
Ces remix sont très présents sur Spotify (qui leur dédie même une playlist officielle), YouTube et surtout TikTok, où le hasthag #spedup y a déjà généré 9,9 milliards de vues. L’application de vidéos, où l’audio importe autant que l’image, héberge de nombreux comptes qui fabriquent et publient des versions sped up de chansons célèbres. Souvent juste illustrées par des paroles qui défilent, ces vidéos ne sont pas faites pour être regardées : elles servent à propager leur bande-son, qui sera récupérée par les autres internautes pour leurs propres contenus. On retrouve par exemple le remix sped up des Démons de minuit sur un concours pour gagner un gel douche, une vidéo de cosplay (des personnes déguisées en des personnages d’anime ou de mangas) ou un hommage à Eddie, l’un des héros de la série Stranger Things.
Succès en streaming
Le phénomène a fini par attirer l’attention de l’industrie de la musique et plusieurs artistes ont sorti des versions sped up officielles de leurs morceaux populaires sur TikTok. C’est le cas par exemple du DJ Alan Walker, avec un album de reprises sped up de ses tubes ; de Demi Lovato et son morceau Cool for the Summer ; ou encore de Michael Bublé et Sway, un titre initialement sorti en 2003 et qui a été remis au goût du jour par une tendance TikTok.
Publier une version sped up est une bonne manière de rebondir sur le succès de ces remix faits par les internautes, et surtout d’en profiter financièrement. Si une personne apprécie une chanson accélérée, elle ira la chercher sur une plateforme de streaming pour l’écouter, permettant à la maison de disques d’engranger des revenus.
« J’ai développé une sorte de sixième sens pour ça : dès que j’écoute une chanson, j’arrive à imaginer sa version accélérée ou ralentie », explique au Monde Jamil Ahmed, directeur du label anglais indépendant Kurate Music.
« Si l’une de nos chansons ne marche pas trop sur les réseaux sociaux, on va tenter de pousser sa version slowed + reverb ou sa version sped up, en espérant qu’elles deviennent virales. »
Parfois, plusieurs variations ont du succès. C’est le cas d’un titre récemment publié par Kurate Music, Shootout, une collaboration entre le pianiste et compositeur français Julien Marchal et le producteur kazakh Izzamuzzic. La mélodie mélancolique a d’abord explosé sur TikTok mais, désormais, sa version sped up (16 millions de lectures sur Spotify) est presque aussi populaire que l’originale (24 millions).
« J’y vois le symbole de notre relation au temps et à la consommation en ligne. Sur TikTok, on n’a pas le droit à la lenteur ou au silence », Julien Marchal, compositeur français
Pourquoi ces remix sont-ils autant appréciés ? « Accélérer ou ralentir un morceau, cela peut créer des belles surprises. On se concentre sur certaines harmonies, on suit mieux la mélodie », hasarde Julien Marchal. « Honnêtement, je trouve ça un peu gadget, ajoute-t-il cependant. J’y vois le symbole de notre relation au temps et à la consommation en ligne. C’est comme quand on écoute ses messages vocaux sur WhatsApp en accéléré, parce qu’on est pressé. Sur TikTok, on n’a pas le droit à la lenteur ou au silence. »
Le goût pour le sped up rappelle effectivement la tendance plus globale du « speed listening » ou « speed watching », qui consiste à consommer des contenus (podcasts, vidéos YouTube, livres audio) en accélérant la vitesse de lecture. C’est un genre qui a d’ailleurs toute sa place sur TikTok, où les vidéos sont courtes et consommées en rafale. Pour Natacha, étudiante et amatrice du genre :
« Je décroche vite des contenus trop longs sur les réseaux sociaux. Alors que le sped up, ça va vite et ça me donne envie de bouger. Moi j’écoutais déjà de l’électro ou de l’hyperpop… Le sped up, ça transforme n’importe quelle chanson en quelque chose que j’ai envie d’écouter. C’est même devenu un réflexe : si j’aime un morceau, je vais tout de suite chercher sa version accélérée sur YouTube. »
Partage et contre-culture
Mais malgré son succès récent, le sped up reste l’héritier d’une vieille tradition en ligne : le « nightcore ». Ce genre musical, né au début des années 2000, a connu plusieurs formes. D’abord proche de la musique trance, il s’est métamorphosé en un mouvement collectif d’internautes s’amusant à accélérer des chansons populaires, publiées sur YouTube.
« La philosophie accélérationniste estime qu’en en saturant les processus de la société capitaliste, elle finira par s’autodétruire », Emma Winston, chercheuse anglaise
Souvent méprisé pour son côté amateur et – diront les critiques – peu original, le nightcore est une pratique plus riche qu’il n’y paraît. La chercheuse anglaise Emma Winston, spécialisée dans l’anthropologie de la musique, y voit même un phénomène potentiellement anticapitaliste. « La philosophie accélérationniste estime qu’en accélérant et en saturant les processus de la société capitaliste, elle finira par s’autodétruire », écrivait-elle dans un article de recherche publié en 2017.
« Puisque le nightcore exploite les outils du capitalisme, ici la musique mainstream, et les accélère, on peut le voir comme une véritable contre-culture. »
A l’inverse des contenus qui se sont fortement professionnalisés sur les réseaux sociaux, le sped up, comme le nightcore avant lui, fait preuve d’un grand esprit de partage et de débrouille. Il est très facile d’apprendre à faire ses propres remix, grâce aux nombreux tutoriels disponibles, et des logiciels de montage gratuits comme Capcut (sur mobile) ou Audacity (sur ordinateur). Le plus souvent, les chansons accélérées sont publiées à la demande d’autres internautes et le but est rarement de se faire de l’argent : sur TikTok ou YouTube, il est impossible de monétiser un contenu (c’est-à-dire recevoir des revenus publicitaires) qui est soumis au droit d’auteur. Les auteurs et autrices de sped up espèrent surtout que leurs créations deviendront virales, et qu’elles feront plaisir aux autres.
« Parfois mes amis me demandent des sped up de leurs chansons préférées, explique ainsi Ewann, qui a lancé sa propre chaîne YouTube dédiée au sped up l’année dernière. Je repère aussi les musiques les plus tendances sur TikTok, ou me penche sur celles que j’ai envie d’écouter. » Sur l’Internet francophone, les versions sped up des chansons françaises, moins courantes que les remix de tubes anglophones, sont particulièrement populaires. À ce jour, le plus gros succès d’Ewann est une version sped up d’Attentat, du rappeur PLK.