En 1992, les Français découvraient le parc d’attractions Euro Disney Resort (devenu Disneyland Paris), la Twingo de Renault et… la Super Nintendo. Sortie en novembre 1990 au Japon, la console 16-bit n’est arrivée qu’en avril 1992 dans l’Hexagone, au Royaume-Uni et en Irlande avant d’être commercialisée à partir de juin sur le reste du continent. Trente ans plus tard, ses héritiers n’ont jamais été aussi nombreux.
Eastward ou Turnip Boy Commits Tax Evasion en 2021, l’adorable Little Witch in the Woods ou le dynamique et coloré Souldiers en 2022, ou les prochains Metal Slug Tactics, Spirittea et Les Tortues Ninja : la revanche de Shredder : tous se réapproprient une esthétique furieusement proche de celle de la Super Nintendo.
L’éternel recommencement
Le phénomène est « inévitable car le temps fait son œuvre », s’amuse Maria B. Garda. Il y a près de dix ans, la chercheuse polonaise en études postdoctorales à l’université de Turku, en Finlande, s’est intéressée à l’émergence de l’esthétique nostalgique dans Nostalgia in Retro Game Design (2013, non traduit).
Elle y remarquait que le phénomène touchait essentiellement des créateurs issus de l’écosystème – alors émergent – du jeu dit « indépendant », c’est-à-dire des studios de taille modeste qui ne se reposent pas sur le soutien financier d’un éditeur. Plutôt que d’essayer de rivaliser avec les plus grosses productions du secteur, ces studios s’inspiraient alors des bornes d’arcade (comme Pac-Man) ou des consoles 8-bit, pour des raisons esthétiques autant qu’économiques. Une démarche que nous résume Maria B. Garda en prenant l’exemple du Canadien Phil Fish, réalisateur de Fez en 2012 :
« Il avait une motivation nostalgique et voulait renouer avec les expériences de son enfance. Mais il n’a pas conçu son jeu en pensant seulement à l’enfant qu’il était, mais aussi à ce à quoi il aimerait jouer en tant qu’adulte. Car il voulait être un artiste notable de son époque », détaille-t-elle.
La plupart des œuvres nostalgiques ne sont pas figées dans le temps, précise l’universitaire : « A l’image des films historiques, ils en disent plus sur la période où ils ont été conçus que sur le moment du passé qu’ils évoquent ».
Dix ans plus tard, cette recette mélangeant madeleine et modernité fonctionne toujours. A tel point que son public s’est considérablement élargi. Stardew Valley, le champion du genre, s’est ainsi vendu à plus de 20 millions d’exemplaires depuis 2016, dont 5 millions ces neuf derniers mois.
Une console encore accueillante
La nostalgie aussi évolue. Alors qu’elle était principalement tournée vers les années 1980 il y a une dizaine d’années, la nouvelle génération plébiscite désormais l’esthétique des consoles 16-bit du début des années 1990. Mais le clivage entre les possesseurs de la Super Nintendo et ceux de la Megadrive de Sega qui polarisait le marché il y a trente ans semble lointain.
L’atout de la Super Nintendo face à ses concurrentes vient de son catalogue : il déborde de pépites qui, trente ans après, ont étonnamment bien vieilli
« En Amérique du Nord, la Super Nintendo est désormais considérée comme LA console la plus influente de l’époque 16-bit », nous rappelle le Canadien Jean-François Major, cofondateur du studio Tribute Games, et pourtant propriétaire à l’époque de la console Sega. L’atout de la Super Nintendo face à ses concurrentes vient de son catalogue : il déborde de pépites qui, trente ans après, ont étonnamment bien vieilli. Street Fighter II, Donkey Kong Country, The Legend of Zelda: A Link to the Past… Autant de titres phares qui restent accessibles en 2022.
Pour Jean-François Major, dont le studio finalise le très attendu Tortues Ninja : la revanche de Shredder, la Super Nintendo est même idéale, aujourd’hui encore, pour initier les plus jeunes : « Il est tellement facile de prendre la manette et de jouer. C’est quasiment comme s’il était écrit “Jump” sur le bouton B puis “Attaque” sur le bouton X… C’est quelque chose qu’on peut moins faire avec les consoles modernes et leurs manettes à vingt-quatre ou je ne sais combien de boutons… qui demandent forcément un certain apprentissage. »
Profondeur des scénarios
Né en 1994, Christophe Galati fait partie de la première génération d’enfants à avoir adopté la Super Nintendo alors qu’elle était déjà rétro. Au-delà de la beauté des visuels colorés et enfantins, le créateur français de Save Me Mr Tako se rappelle avoir été intimement séduit par les scénarios profonds de jeux de rôle comme Final Fantasy IV, Secret of Mana ou Terranigma.
« Il y avait quelque chose d’ambitieux dans la narration, à cette époque-là, qu’on a peut-être un peu perdu après », évoque Christophe Galati. Il regrette que la plupart des blockbusters actuels, dont les budgets et les équipes ont enflé avec les décennies pour répondre à la course technologique qui se joue dans l’industrie vidéoludique, se contentent de récits moins subtils et originaux.
Il souhaite donc rendre hommage à cet « âge d’or » dans sa prochaine création, baptisée Himitsu Project, sans pour autant oublier d’y intégrer des thématiques contemporaines, des préoccupations écologiques à la représentation de personnages queers.
It’s been a while I haven’t posted #HimitsuProject devlog on my patreon, so here is a long post about all the thing… https://t.co/C16yXXbxjT
Souldiers, du studio madrilène Retro Forge, disponible sur console et PC depuis le 2 juin, ne se prive pas, quant à lui, d’innover sur le plan visuel. Ce jeu médiéval-fantastique d’action conjugue ainsi une esthétique fidèle à la Super Nintendo tout en proposant des effets de lumière, une fluidité de mouvements ou des animations complexes qui n’auraient jamais été envisageables il y a trente ans « en raison des limitations techniques », nous explique Alberto Hernandez, son directeur créatif.
Alors que l’on perçoit déjà, ailleurs, un recyclage de la mode ou du cinéma du début des années 2000, l’intérêt pour la Super Nintendo ne risque-t-il pas de faiblir ? Alberto Hernandez imagine mal un tel scénario. Déjà, parce que le design des jeux de la génération suivante de consoles est, au contraire, associé à une certaine idée de la laideur. Polygones saillants, bugs de caméra ou maniabilité approximative… Les balbutiements du jeu en 3D inspirent plutôt une forme de nostalgie ironique. Ensuite, parce que « les jeux en pixel art qui arrivent aujourd’hui sont souvent créés par des gens qui, comme nous, ont grandi avec. Mais cette tendance génère elle-même de nouveaux fans, plus jeunes que nous. Grâce à eux, cette esthétique ne va jamais mourir », nous répond l’Espagnol.