Dans le monde contemporain de l’hyperconnexion, les conversations qui sollicitent un face-à-face ou plutôt un visage-à-visage, une écoute, une attention à l’autre, à ses expressions, deviennent rares, de même le tact qui les nourrissait. Souvent, en effet, elles sont rompues par des interlocuteurs toujours là physiquement, mais qui disparaissent soudain après l’audition d’une sonnerie de leur portable ou dans le geste addictif de retirer ce dernier de leur poche dans la quête lancinante d’un message quelconque qui rend secondaire la présence bien réelle de leur vis-à-vis.
Ils regardent ailleurs et quittent l’interaction, abandonnant là leur interlocuteur qui reste les bras ballants, en se demandant que faire de ce temps d’effacement de la présence, ce moment pénible où on l’a éteint en appuyant sur la touche « pause » de l’existence. L’autre devant soi a ontologiquement moins d’épaisseur que les autres virtuels, susceptibles d’envoyer un message ou de téléphoner. Il fait de la figuration, immédiatement liquidé au moindre soupçon de l’arrivée possible d’un SMS.
Même le repas de famille, autrefois haut lieu de transmission et de retrouvailles, tend à disparaître. Chacun arrive à son heure et va chercher à la cuisine les plats achetés tout prêts au supermarché avant de s’abandonner à son écran personnel. Dans nombre de familles, le repas est une assemblée cordiale de zombies qui mangent d’une bouche distraite, peu attentifs au goût des aliments, dans l’indifférence à la proximité des autres, tous absorbés par leur cellulaire ou leurs écrans divers.
Adoration perpétuelle
On comprend, en ce sens, le succès des fast-foods en ce que leur tâche n’est pas de satisfaire le goût, mais la seule nécessité de manger en toute indifférence, puisque ce sont d’abord les yeux qui se nourrissent de l’écran. Les restaurants renvoient la même image d’hommes ou de femmes qui, après de brèves minutes de congratulations mutuelles, disparaissent rapidement derrière leur portable. Ils sont autour de la même table, mais seuls, les yeux captifs de leur écran, dans l’oubli de ce qu’ils mangent et du fait qu’ils sont censés être entre amis ou collègues. La conversation est en voie de disparition, vestige archaïque d’un temps révolu.
La communication, en revanche, sature le quotidien et dévore toute l’attention, elle implique la virtualité, la distance, la décorporation, l’efficacité, la rapidité, l’utilité. Elle est dans l’impatience, la vitesse, le réflexe et non la réflexivité. Elle juxtapose les acteurs et elle ressemble le plus souvent au transfert de communiqués. A l’inverse, la conversation sollicite une disponibilité, une attention à l’autre, un échange, une flânerie, une intériorité, la valeur du silence et du visage, l’incertitude du cheminement. Elle est une consécration mutuelle, mais elle exige que le fil invisible qui relie les individus en présence ne se rompe pas.
Il vous reste 49.7% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.