A la surprise générale, Donjons et dragons : l’honneur des voleurs, qui sort en France mercredi 12 avril, bénéficie d’un bouche-à-oreille positif et de critiques favorables aux Etats-Unis, où le film est sorti depuis deux semaines. Car la licence Donjons et dragons a, depuis des décennies, plutôt entretenu un rapport quasi-masochiste avec Hollywood, marqué par une première adaptation apocalyptiquement mauvaise, sortie en 2000.
Malgré la présence au casting de Jeremy Irons, qui incarne le grand méchant de ce long métrage, cette première adaptation de Donjons et dragons est, à l’époque, une catastrophe kitsch, « finalement moins pittoresque qu’un péplum italien du début des années 1960, même si cela y fait parfois songer », comme l’écrivait à l’époque Le Monde.
Scénario indigent, dialogues caricaturaux, réalisation outrée, effets spéciaux datés : la liste des reproches – justifiés – faite au film de Courtney Solomon est interminable. D’autant qu’il sort en salle un an à peine avant La Communauté de l’anneau, le premier film de la trilogie du Seigneur des anneaux de Peter Jackson, succès mondial bénéficiant d’un budget gigantesque.
Car, comme souvent, la catastrophe industrielle du premier film Donjons et dragons est pour beaucoup une question d’argent. L’ambitieux projet initial, et ses 100 millions de dollars de budget, a fondu au fil des années : les financements seront finalement divisés par trois, pour un tournage en République tchèque et des économies sur tous les fronts, qui se ressentent fortement à l’écran. Mais cet échec est surtout le résultat d’une longue série de péripéties dignes d’une campagne de jeu de rôle, étalées sur une vingtaine d’années.
Un projet ambitieux mais une entreprise fragile
L’idée d’adapter Donjons et dragons en film émerge très tôt dans l’esprit de Gary Gygax, cocréateur du jeu de rôle et président de TSR, la société qui l’édite. Dans les années 1980, alors que son invention devient un gigantesque succès commercial, M. Gygax voit dans Hollywood l’avenir de la franchise, qui a déjà sa gamme de romans et de livres dont vous êtes le héros. Donjons et dragons est un phénomène de société aux Etats-Unis, et les producteurs sentent le potentiel d’une licence connue et appréciée des adolescents. Gary Gygax se désintéresse alors de la gestion de son entreprise et délègue même l’écriture des règles du jeu, sa prérogative défendue jalousement jusqu’alors, pour se consacrer à sa vision d’un grand film épique.
A partir de 1982, il passe l’essentiel de son temps à Los Angeles. Il loue à grands frais l’ancienne résidence du réalisateur King Vidor, sur les hauteurs de Beverly Hills, travaille sur des scénarios et enchaîne les rendez-vous. « Je vous promets que si le film D&D [Donjons et dragons] n’est pas au niveau de qualité de Star Wars et des Aventuriers de l’arche perdue, non seulement je le défoncerai, mais je vous présenterai aussi mes excuses », écrit-il dans le numéro de juillet 1982 de Dragon, le magazine officiel de TSR. Mais le projet patine. A Los Angeles, Gygax mène la belle vie, organise de grandes fêtes, divorce, et ne rentre que rarement à Lake Geneva, dans le Wisconsin, où est établi le siège de TSR.
Or, dans cette tranquille petite ville où TSR est le principal employeur, les nuages s’amoncellent. Il y a d’abord le conflit entre Gygax et Dave Arneson, le cocréateur du jeu : Arneson, qui estime qu’il a été escroqué par Gygax dans un partage de droits inéquitable, multiplie les procédures judiciaires contre TSR. Le jeu est aussi la cible de campagnes des mouvements religieux conservateurs américains, qui le voient comme « sataniste » et le relient à plusieurs faits divers et suicides médiatisés.
Les ventes du jeu restent, elles, très confortables mais plafonnent. Et TSR, qui a recruté des salariés en masse sans plan clair, est mal gérée et a un PDG très absent, commence à perdre de l’argent. Beaucoup d’argent : les licenciements se succèdent et, en 1985, Gary Gygax est évincé de l’entreprise à la suite d’une fronde des actionnaires menée par Lorraine Williams, la directrice de TSR, que Gygax avait rencontrée à Hollywood et convaincue d’investir dans la société. Le projet de film s’arrête avec le départ de Gygax.
Problèmes en cascade
Et puis, en 1990, un jeune étudiant canadien, Courtney Solomon, appelle le siège de TSR, décroche un rendez-vous et convainc Lorraine Williams qu’il peut produire un grand film Donjons et dragons. « Quand j’ai obtenu les droits de Donjons et dragons, j’avais 19 ou 20 ans, et l’entreprise a changé de mains à plusieurs reprises », racontera-t-il plus tard dans une longue interview revenant sur les raisons du naufrage. « J’étais jeune, je n’avais pas d’expérience, et je leur ai donné les droits de veto sur le script et sur les accords de droits. Aucun studio ne ferait jamais ça. »
Les problèmes se multiplient immédiatement : alors que Courtney Solomon veut faire un film d’aventure, Lorraine Williams, elle, sur le modèle de La Guerre des étoiles, souhaite un film qui permette de vendre quantité de produits dérivés et jouets. « Je lui ai dit “Madame, votre audience ne veut pas acheter des jouets. Ce n’est pas ça, l’audience de Donjons et dragons.” Elle s’en fichait », affirmera-t-il des années plus tard, visiblement aigri. Il accuse aussi l’ancienne directrice d’avoir sabordé une rencontre avec James Cameron, qui aurait envisagé d’investir dans la production du film.
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En parallèle, TSR multiplie les mauvais choix financiers et continue de perdre de l’agent. En 1997, c’est le coup de grâce : l’entreprise passe sous le giron de Wizards of the Coast, devenu un mastodonte du jeu de société grâce au succès de son jeu de cartes Magic : The Gathering. Les nouveaux propriétaires de la licence voient d’un mauvais œil ce projet de film vivotant, dirigé par un inconnu – même si Solomon a convaincu le producteur Joel Silver (L’Arme fatale, Piège de cristal) de le rejoindre.
Wizards of the Coast veut se débarrasser de ce projet et demande à Solomon d’en faire un film à petit budget pour une sortie directe en DVD. Celui-ci refuse, démissionne de son rôle de réalisateur, et Wizards of the Coast lui intente un procès pour rupture de contrat. Après négociations, un compromis est trouvé : Courtney Solomon pourra sortir le film en salle, à condition que le projet aboutisse dans les mois à venir. Passé ce délai, il perdra les droits.
L’équipe met alors les bouchées doubles pour boucler le film le plus vite possible. Trois mois de tournage à Prague à l’été 1999, émaillé de problèmes, une post-production rapide en Allemagne et en Angleterre : le film sortira finalement en décembre 2000, et, malgré des critiques extrêmement négatives et des entrées en salle décevantes, il rapportera finalement assez d’argent, grâce aux DVD et droits de diffusion télé, pour que deux suites à très petit budget et sorties directement en vidéo soient validées par Wizards of the Coast.
Conflits persistants sur les droits
Plus de vingt ans après, Donjons et dragons. L’honneur des voleurs n’a pas totalement échappé aux problèmes de droits et de rachats qui ont plombé le développement du premier film. En mai 2013, alors que le succès de la série Game of Thrones a relancé l’intérêt pour les univers médiévaux fantastiques, Warner Bros révèle travailler au développement d’un film basé sur Chainmail, le jeu créé par Gary Gygax et dont Donjons et dragons est un dérivé direct, en collaboration avec Courtney Solomon.
L’annonce déclenche immédiatement la colère de Hasbro, le géant du jeu et du jouet qui a racheté Wizards of the Coast, en 1998, et qui détient donc la licence de Donjons et dragons. L’entreprise déclare qu’elle travaille à son propre projet de film, avec Universal, et porte plainte contre la société de production de Courtney Solomon, qui dépose à son tour une plainte. Après de multiples négociations, un accord à l’amiable est conclu en 2015 mais, à nouveau, le projet végète. Même l’intervention de deux stars connues pour leur attachement au jeu de rôle, Joe Manganiello (Spiderman) et Dwayne « The Rock » Johnson (Fast and Furious), qui se proposent respectivement comme scénariste et producteur, ne parviennent pas à faire avancer la production. Hasbro finira par confier le film à Paramount, qui fera aboutir le projet autour d’un scénario de Chris McKay et de Michael Gilio.
Malgré cela, contrairement au premier film, Donjons et dragons. L’honneur des voleurs est parvenu à conserver, tout au long de ces longues tractations, un budget confortable de 150 millions de dollars. Suffira-t-il pour s’approcher de la vision originelle de Gary Gygax ? On ne le saura jamais : le cocréateur du jeu de rôle est mort en 2008.