Alors que l’armée russe pénètre le territoire ukrainien, le 24 février, un message commence à apparaître sur Internet : Vladimir Poutine viserait, en réalité, des « biolabs » (des laboratoires biologiques) américains implantés en Ukraine. « Poutine serait, en fait, en train de détruire tous leurs labos et toutes leurs installations de criminels », écrit par exemple un internaute dans le groupe VKontakte (un réseau social russe) de l’Alliance humaine 2020, une organisation de sympathisants de QAnon, nébuleuse conspirationniste née en 2017.
Il existe bien des accords de longue date entre l’Ukraine et les Etats-Unis : ils ont essentiellement pour objectif le désarmement de certaines installations héritées de l’Union soviétique ainsi que l’aide à la sécurisation des laboratoires abritant des souches pathogènes. Il n’y a, en revanche, pas de développement d’armes biologiques par les Américains sur le sol ukrainien. Cette théorie du complot est nourrie depuis de nombreuses années par divers organes de propagande russe, et elle est récemment réapparue grâce au soutien d’une partie de la scène complotiste internationale.
Cette diffusion est symptomatique de la façon dont certaines fausses informations finissent par se propager en Europe. En partenariat avec Lighthouse Reports, Bellingcat, Der Spiegel, Il Manifesto et Trouw, Le Monde a analysé des milliers de messages en lien avec la mouvance QAnon, publiés pour l’essentiel entre mars et octobre 2022 en Italie, en Allemagne, en France et aux Pays-Bas. Une archive inédite qui permet d’observer avec précision le parcours des fausses informations et comment elles ruissellent des figures américaines jusqu’aux européennes.
Comment « Le Monde » a travaillé sur QAnon
Au cours des six derniers mois, l’organisation Lighthouse Reports a, en partenariat avec le média d’investigation Bellingcat, constitué une base de données en lien avec QAnon dans plusieurs pays européens. Elle contient des centaines de milliers de publications provenant de la messagerie Telegram, mais aussi de réseaux sociaux comme VKontakte, Gab et Gettr. Ils ont été diffusés par des internautes proches ou se réclamant directement de la mouvance conspirationniste QAnon et identifiés comme français, italiens, néerlandais ou allemands. En s’appuyant sur ce vaste corpus, Le Monde et ses partenaires ont étudié la manière dont le mouvement QAnon a pu se développer dans ces pays européens.
De la Russie jusqu’aux Etats-Unis
Les « biolabs » ukrainiens constituent l’un des meilleurs exemples de ce phénomène de vases communicants. Dans ce cas précis, tout commence en Russie, ricoche sur l’extrême droite américaine puis atterrit dans les sphères QAnon européennes.
Dès 2014, des médias d’Etat russes et divers sites soupçonnés d’être pilotés par les services de renseignement extérieurs russes publient des listes de prétendus laboratoires biologiques américains installés sur le sol ukrainien. D’année en année, la propagande russe reprend ces intox. En 2017, par exemple, le groupe Cyber Berkut, présenté comme un rassemblement d’activistes mais accusé par les autorités britanniques d’être dirigé en sous-main par les renseignements militaires russes, publie lui aussi une liste de laboratoires militaires en Ukraine, très similaire aux précédentes.
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