« Ce soir nous allons donc regarder Guyver 2 », lance, dimanche 11 septembre, Jio Ponda, streamer adepte d’aventures vidéoludiques, de séries et surtout de cinéma. Il n’est pas assis sur son canapé avec des amis mais face à une caméra, sur Twitch, plate-forme dédiée à la diffusion de parties de jeux vidéo en ligne que les spectateurs peuvent commenter en direct via un tchat. Comme chaque dimanche soir, il n’est pas question pour lui d’être seul face à l’œuvre. Soixante-quinze autres spectateurs ont choisi de profiter de la retransmission de ce « nanar » américain de 1994 où un jeune homme équipé d’une armure de combat se trouve empêtré dans une sombre histoire d’aliens ayant voulu améliorer l’humanité à la préhistoire.
La séance ne démarre pas vraiment à heure fixe, le temps est laissé aux discussions d’avant-film, à quelques remerciements pour les dons réalisés en direct par le public, une des façons courantes pour les streamers de se rémunérer. Quand le long-métrage démarre, personne n’est certain du temps que va durer la séance. Elle peut être coupée à n’importe quel moment pour une précision, un éclat de rire partagé avec la communauté ou la réponse à quelques commentaires d’un public sous le choc d’un scénario en roue libre.
Un espace « discussion » apprécié
Ils sont plus d’une centaine de streamers en France à s’adonner à ce genre de programmation sur cette plate-forme qui n’a, à la base, pas grand-chose à voir avec le cinéma. Mais, à l’image des apéros devant une webcam, jeux de société sur Skype ou encore visionnages de séries en visioconférence qui ont émergé pendant le confinement, Twitch a permis aux utilisateurs d’entretenir le lien sur d’autres sujets que celui pour lequel il a été conçu. Cela grâce, notamment, à un outil développé en 2018 par la plate-forme qui autrefois limitait les internautes à de courtes interactions : la catégorie « Discussion ». Cet espace regroupe des streams en tout genre : recettes de cuisine, trajets à vélo filmés en direct, conseils sur la sexualité…
Cette classification, prévue à l’origine comme un moyen d’avertir les spectateurs que la session de jeu n’a pas encore débuté, s’est rapidement transformée en un genre de programme à part entière. Une sorte de libre antenne qui a pris de l’ampleur en 2019, en parallèle de la pandémie de Covid-19. Les spectateurs ne venaient alors plus uniquement pour le jeu vidéo mais aussi pour parler. Aujourd’hui, la catégorie « Discussion » est devenue le type de contenu le plus visionné sur Twitch, avec une moyenne de plus de 345 000 spectateurs en simultané sur les trente derniers jours, loin devant le pourtant populaire jeu vidéo League of Legends et ses 170 000 spectateurs.
Mais pourquoi une soirée ciné sur Twitch plutôt qu’une soirée à la maison ? Maxime Robinet, plus connu par l’intermédiaire de sa chaîne Globtopus, explique avoir « toujours aimé commenter les films avec [s]es amis lors de soirées ciné ». Pour le streamer français, ces soirées projections sont « simplement la continuité de ce qu’[il] faisai[t] déjà, mais en live. Et puis on ne fait que des nanars, donc c’est un plaisir à partager. » La plus-value se nicherait donc dans le lien, dans le partage avec plusieurs dizaines, voire centaines de spectateurs.
Critiquer et partager
Même envie du côté de Jio Ponda dont le programme fétiche reste la diffusion de la série américaine Au-delà du réel dans le cadre de sa « Trilogie du samedi », hommage direct à l’émission éponyme sur M6 dans les années 1990. Celui-ci souhaitait se replonger dans le 7e art à la fin de ses études et « parler de cinéma, mais principalement de films, soit mauvais, soit inconnus ». Il complète : « Et au lieu d’avoir une première impression seul, j’ai décidé de les regarder en live, avec toujours cet aspect critique. »
L’enthousiasme est partagé par ses spectateurs dans les commentaires en direct plutôt nourris : « On te fait confiance et on va bien se marrer », lui assurent certains quand d’autres pensent déjà à la suite des réjouissances. « Tu avais parlé d’un Spider-Man japonais et on devait te le rappeler. Tu l’as trouvé ? » Plus que de découvrir une œuvre, certains internautes recherchent spécifiquement ce genre de rassemblement afin, comme dans les événements que sont les « Nuits Nanarland » ou les rétrospectives à la Cinémathèque, de pouvoir interagir, ensemble, sous la houlette d’un maître de cérémonie qui mène les débats et propose sa vision.
Devant la régularité de ces diffusions, se pose tout de même la question de l’aspect légal de la pratique. A l’exception de la courte citation, « copie privée », « parodie » ou encore de l’arrivée d’un film dans le domaine public, le fait de proposer à un public une œuvre audiovisuelle sans disposer d’un accord des ayants droit sort du cadre légal. Jio Ponda comme Globtopus expliquent éviter de sélectionner des productions trop récentes ou lucratives et assurent n’avoir jamais été inquiétés. Pourrait-il donc être question de certaines tolérances de la part de la plate-forme américaine, qui conserve le dernier mot sur son choix de modération et de surveillance ?
Sollicitée par Le Monde, Twitch n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet. De son côté, Pierre- Xavier Chomiac de Sas, avocat spécialiste en droit des nouvelles technologies, contacté lui aussi par Le Monde, détaille : « Twitch est un hébergeur de contenus et ne contrôle pas a priori les contenus diffusés. En cas de notification de l’existence de contenus illégaux, il peut réagir pour bloquer ledit contenu et proposer des sanctions “disciplinaires” aux influenceurs. » A moins donc que les ayants droit des œuvres projetées décident de traquer les contrevenants pour faire au cas par cas des signalements, le rideau n’est pas près d’être tiré sur les soirées ciné.