De nombreux gouvernements europens utilisent des outils de surveillance avancs pour espionner leur propre population, selon un nouveau rapport du Parlement europen. « Les tats membres de l’UE ont utilis des logiciels espions sur leurs citoyens des fins politiques et pour couvrir la corruption et les activits criminelles », peut-on lire dans le rapport. « Certains sont alls encore plus loin et ont intgr des logiciels espions dans un systme dlibrment conu pour un rgime autoritaire. »
Le Parlement europen a lanc cette enqute aprs la publication, en 2021, du projet Pegasus, une enqute sur les logiciels espions mene par 16 mdias du monde entier. Les journalistes ont dcouvert que les gouvernements avaient cibl plus de 50 000 numros de tlphone dans le monde entier en utilisant l’outil de surveillance Pegasus, fabriqu par la socit isralienne NSO Group. Parmi les personnes figurant sur la liste figurent des rdacteurs et des reporters de CNN, du New York Times, de Reuters et de France 24, ainsi que des militants des droits de l’homme, des avocats et des proches de Jamal Khashoggi, le journaliste que le gouvernement saoudien a assassin en 2018. Le rapport indique clairement que, bien que nous entendions le plus souvent parler de l’utilisation de cette technologie par des gouvernements autoritaires comme la Chine et l’Iran, les dmocraties se livrent galement des abus en matire de logiciels espions. Pour mettre fin aux mfaits de la surveillance dans le monde, il faut affronter cette ralit et pousser les dmocraties respecter une norme de comportement plus leve.
Les logiciels espions permettent de suivre et d’extraire secrtement des informations d’un appareil. Une fois que le logiciel a accs au tlphone ou l’ordinateur d’une cible, la personne qui l’a install peut extraire les textes et les courriels, tlcharger toutes les photos de l’appareil, et mme suivre la localisation GPS de l’appareil. Les personnes maltraitantes ont utilis des logiciels espions – souvent appels « logiciels de harclement » dans ce contexte – pour surveiller, tourmenter et mme blesser physiquement d’autres personnes, y compris leurs partenaires intimes actuels et anciens. (Fait inquitant, 1 Amricain sur 10 admet avoir install un logiciel de harclement sur l’appareil de son partenaire ou de son ex, selon un sondage NortonLifeLock de 2020). Les gouvernements utilisent galement des logiciels espions, surveillant silencieusement leurs cibles des fins d’application de la loi, de renseignement et/ou de rpression.
Pegasus, qui est le principal objet du rapport europen, permet aux utilisateurs de siphonner discrtement les mots de passe, les listes de contacts, les vnements du calendrier, les messages texte, les appels vocaux en direct et d’autres donnes du tlphone d’une cible. Il permet mme l’oprateur du logiciel d’activer la camra et le microphone du tlphone pour observer la personne et son environnement. Pegasus peut tirer parti d’exploits « zro-clic » pour installer le logiciel malveillant sans aucune interaction avec l’utilisateur, ce qui rend pratiquement impossible pour l’utilisateur moyen de savoir qu’il est surveill.
NSO Group, la socit isralienne qui fabrique Pegasus, est notoirement peu soucieuse des droits de l’homme. Le Citizen Lab de l’Universit de Toronto a publi de nombreuses enqutes rvlant l’utilisation de Pegasus par des gouvernements rpressifs dans le monde entier, ciblant un dfenseur des droits de l’homme des mirats arabes unis, un activiste saoudien et bien d’autres ; des partisans de la taxe sur les sodas au Mexique ont mme t cibls par ce qui aurait pu tre un acteur commercial. Les membres du Parlement europen avaient donc de nombreuses raisons de s’inquiter lorsque le projet Pegasus 2021 a mis en lumire le ciblage de citoyens europens.
Alors que l’on pourrait imaginer des cas d’utilisation lgitimes de logiciels espions – comme le ciblage de fonctionnaires trangers des fins d’espionnage traditionnel, soigneusement contrl et supervis – les activits dtailles dans le rapport du Parlement europen mettent en vidence une surveillance antidmocratique conue pour rprimer l’expression et la concurrence politique. Le rapport rvle que des responsables polonais ont achet Pegasus en 2017, en partie grce des fonds destins aux victimes de crimes, avant de cibler de nombreuses personnalits de l’opposition avec le logiciel espion. Le gouvernement hongrois a achet Pegasus en 2017 aprs avoir rencontr le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki et l’ancien Premier ministre isralien Benjamin Netanyahu. Bien qu’elles affirment qu’il a t utilis pour des raisons de scurit purement nationale, les autorits hongroises ont cibl plus de 300 personnes, des avocats aux journalistes en passant par des propritaires d’entreprises trs en vue, des militants et un politicien de l’opposition, selon le rapport.
La liste est longue : le personnel de scurit en Grce a achet un logiciel espion appel Predator, qui proviendrait de l’entreprise Cytrox de Macdoine du Nord, et l’a utilis contre des personnalits politiques au niveau national. Les autorits chypriotes ont acquis des technologies de surveillance auprs de la socit europenne Intellexa Alliance, qui semble chapeauter Cytrox, et auraient suivi illgalement plus de 9,5 millions d’appareils mobiles. Les autorits espagnoles semblent avoir cibl des personnes en Catalogne avec Pegasus de NSO Group.
Les gouvernements auraient pu acqurir ces technologies d’espionnage pour enquter sur des menaces d’attaques extrmistes violentes ou poursuivre des infractions pnales relles. Ils auraient galement pu les utiliser pour ce qui ressemble de l’espionnage traditionnel, pays par pays : Par exemple, les autorits marocaines auraient cibl le premier ministre, le ministre de la dfense et le ministre de l’intrieur espagnols en utilisant Pegasus. Au lieu de cela, le rapport indique que bon nombre de ces gouvernements europens ont discrtement achet des logiciels espions dans le but prcis de cibler les critiques et les opposants dans leur pays.
Les enquteurs n’ont pas mch leurs mots : Les auteurs du rapport ont crit que l’abus de logiciels espions « expose impitoyablement l’immaturit et la faiblesse de l’UE en tant qu’entit dmocratique ». Selon le rapport, le « march intrieur et la libre circulation » de l’UE ont profit au commerce des logiciels espions, certains fournisseurs utilisant mme l’expression « rglement par l’UE » pour faire passer leurs activits de surveillance non rglementes pour un contrle responsable, ce qui n’est certainement pas le cas. Mme si certaines des conclusions du rapport avaient dj t publies, elles constituent un rappel fort et, pour certains, choquant. Les tats-Unis et les pays europens ont beau parler de « techno-dmocratie » et de l’importance de la vie prive, les gouvernements dmocratiques abusent aussi des logiciels espions.
Il existe une diffrence claire et considrable entre les abus en matire de logiciels espions et de surveillance dans les pays dmocratiques et ceux de nombreuses autocraties. Le parlement russe, qui n’est qu’une simple chambre d’enregistrement pour le rgime de Poutine, ne mnerait jamais de vritable enqute sur les abus de surveillance du gouvernement ; de mme, il n’y a pas de monde dans lequel ce genre d’enqute de plusieurs centaines de pages sur les abus de la vie prive par l’tat pourrait avoir lieu dans la Chine moderne. L’tat de droit et l’existence de mdias relativement indpendants, parmi de nombreux autres facteurs, offrent beaucoup plus d’espace pour les scandales et les rformes.
Mais c’est exactement la raison pour laquelle le rapport de l’UE sur les abus des logiciels espions est un rappel essentiel. Certains gouvernements prtendument dmocratiques utilisent des logiciels espions pour cibler des politiciens de l’opposition, des journalistes et d’autres personnes, sous le faux prtexte de lutter contre la criminalit ou de protger la scurit nationale. Cette pratique porte atteinte la vie prive et l’expression politique. Cela porte galement atteinte aux messages des dmocraties sur la lutte contre la surveillance autocratique. Et, ce faisant, certains de ces gouvernements contribuent soutenir un march des outils de surveillance et payer, ici, une socit largement connue pour vendre cette mme technologie des despotes. Le rapport fait l’loge du gouvernement amricain pour ses actions contre les logiciels espions – bien que les responsables amricains puissent encore faire plus au niveau national et qu’ils devraient galement accrotre leurs efforts avec leurs partenaires en Europe et ailleurs pour s’assurer que ce type d’activits ne se produise pas.
Il est extrmement difficile de contrler cette technologie, car les contrles l’exportation que les gouvernements appliquent aux biens matriels, comme les armes et les produits chimiques, ne s’appliquent pas de la mme manire aux logiciels. Mais pour vritablement lutter pour la protection de la vie prive l’re moderne, les dmocraties doivent galement mettre de l’ordre dans leurs propres maisons.
Source : rapport
Et vous ?
Les rvlations de ce rapport sont-elles surprenantes au vu de lexistence de signalements dacteurs comme Edward Snowden ?
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