Après les moteurs de recherche, la publicité en ligne ou les magasins d’applications, le cloud. Des acteurs du marché de l’hébergement et des services en ligne à destination des entreprises se mobilisent pour dénoncer des pratiques jugées anticoncurrentielles. En ligne de mire, les trois groupes américains Amazon, Microsoft et Google, qui détiennent 69 % du marché en Europe, selon le cabinet Synergy Research Group. Les entreprises européennes ont, elles, doublé leur chiffre d’affaires en quatre ans… Mais leur part de marché a reculé de 21 % à 16 %.
« Il y a un problème de concurrence dans le cloud, estime le député MoDem Philippe Latombe. L’attention s’était jusqu’ici focalisée sur les marchés grand public, mais ce sujet est en train de monter. » L’Autorité de la concurrence française a décidé d’examiner ce marché : elle lancera une consultation publique « avant l’été » et rendra, début 2023, un « avis », qui servira de base à de futures enquêtes. Aux Etats-Unis, un rapport parlementaire s’est déjà alarmé de « techniques qui verrouillent les clients ». Et Bruxelles a rendu publique, mi-mars, une plainte pour abus de position dominante déposée contre Microsoft par OVH, leader français de l’hébergement. « Nous sommes en train de l’examiner », confirme-t-on à la Commission européenne.
Quelles sont les pratiques contestées ? « Microsoft utilise la position de force de sa suite de logiciels de bureautique Office 365, estime Michel Paulin, directeur général d’OVH. Si nous voulons la vendre à nos clients, Microsoft nous propose une licence plus chère et techniquement plus contraignante que celle accordée aux acteurs vendant en parallèle ses services de cloud. » « C’est une forme de vente liée », dénonce Thomas Fauré, PDG de Whaller, un éditeur français de logiciels de travail collaboratifs.
« C’est un dumping déguisé »
Autre usage jugé déloyal, les « crédits cloud gratuits » : « Ces offres ont des montants et des durées qui empêchent toute concurrence, et les utilisateurs sont finalement captifs. C’est un dumping déguisé », dénonce Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne (Renew). Amazon (33 % du marché du cloud mondial, selon Synergy) offre ainsi aux start-up jusqu’à 100 000 dollars (95 566 euros) de crédits sur ses services pendant un an, plus des logiciels. Dans un rapport, l’entreprise se félicite d’avoir ainsi distribué « des centaines de millions d’euros » en Europe et d’être prestataire de 75 % des quarante plus grosses start-up françaises.
Microsoft (20 % de part de marché) a un programme similaire. Initialement moins généreux, Google (10 % du marché) a relevé, en janvier, ses crédits jusqu’à 200 000 dollars sur deux ans. Certaines start-up toucheraient même davantage aux Etats-Unis, selon le site Business Insider. « Nous n’avons pas les poches aussi profondes. Il y a une distorsion de concurrence », se plaint Yann Lechelle, qui dirige Scaleway (filiale de Free, fondé par Xavier Niel, actionnaire à titre individuel du Monde). Cet hébergeur et éditeur de logiciels propose désormais aux start-up jusqu’à 36 000 euros, mais « ne souhaite pas » monter à 100 000 euros, chiffre sur lequel OVH s’est aligné, fin 2020.
« Les start-up sont très tentées par les crédits cloud, explique Maya Noël, directrice générale de l’association de jeunes entreprises numériques France digitale. Mais il y a un risque de dépendance, car il est ensuite difficile de changer de fournisseur. » France digitale plaide donc pour « l’interopérabilité », qui permet de passer d’un prestataire à un autre. Amazon, Microsoft ou Google sont aussi accusés de retenir les clients grâce aux egress fees, ces frais facturés pour transférer des données vers un autre hébergeur. Mi-2021, l’américain Cloudflare a accusé Amazon de prélever jusqu’à « 80 fois les coûts de transfert réels ». Peu après, ce dernier a relevé de 1 à 100 gigaoctets les données transférables gratuitement.
Dans le viseur des législateurs
Sous pression, Amazon se défend : « Les clients continuent d’utiliser nos services cloud pour la valeur, et non pas en raison de contraintes techniques ou de coûts. » « Nous sommes contre le verrouillage technologique », plaide aussi Google, qui dit « aider » les clients à déplacer leurs données. Microsoft nie « verrouiller » le marché, tout en nuançant : « Tous les arguments de la plainte [d’OVH] ne sont pas valides, mais certains le sont, et nous ferons des changements pour y répondre », a déclaré l’entreprise au Financial Times.
Les grandes entreprises du cloud se savent dans le viseur des législateurs. « Des obligations les empêcheront de retenir les clients de façon indue, par des moyens légaux ou techniques », explique-t-on à la Commission européenne. Le futur règlement européen Digital Markets Act leur interdira de favoriser leurs propres services et prônera l’interopérabilité. La proposition de Bruxelles pour le Data Act sur les données industrielles prévoit de limiter les coûts de transfert sortant, puis de les « faire disparaître », d’ici trois ans. Malgré cela, les acteurs français restent mobilisés et rêvent aussi d’un Buy European Tech Act, qui réserverait aux Européens une partie des commandes publiques du cloud et du numérique.