« L’Union européenne annonce un nouveau train de sanctions contre la Russie. (…) Des sanctions à répétition qui font craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco ; le gel des avoirs des oligarques met leur secteur en grande difficulté. (…) [Ils] en appellent au prince Albert pour éviter de couler : 10 000 emplois sont en jeu sur la Côte d’Azur. »
De prime abord, cette brève séquence d’un journal de la nuit, diffusée sur BFM-TV à la fin de 2022, n’a rien de particulier sinon un ton un peu étonnant. Sauf que le texte, lu par le présentateur Rachid M’Barki, n’a pas été écrit par la rédaction de la chaîne de télévision mais par un agent d’influence travaillant pour le compte d’un client d’une entreprise israélienne spécialisée dans les campagnes de désinformation.
Le Monde et ses partenaires ont enquêté durant plusieurs mois, au sein du consortium Forbidden Stories, sur cette mystérieuse entreprise, surnommée « Team Jorge », à laquelle recourent aussi bien des candidats à des élections que des entreprises privées.
« Story Killers », enquête sur les mercenaires de la désinformation
Durant plusieurs mois, une vingtaine de rédactions, dont celle du Monde, ont enquêté, au sein du consortium Forbidden Stories, sur les entreprises spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations. Dans le cadre de ce projet baptisé « Story Killers », trois journalistes du consortium ont notamment pu participer, en se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, à plusieurs rendez-vous avec des officines vendant des outils d’influence « clés en main ».
Cette enquête a notamment permis de révéler l’existence de « Team Jorge », une très discrète société israélienne qui revendique son ingérence dans plusieurs dizaines d’élections à travers le monde. Elle offre à ses clients un arsenal de services illégaux, depuis le piratage des boîtes e-mail et messageries privées d’adversaires jusqu’à la diffusion massive de campagnes d’influence grâce à un gigantesque réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux.
Tout, ou presque, est faux dans cette séquence diffusée par BFM-TV dans la nuit du 16 au 17 décembre 2022 : les constructeurs de yachts n’ont pas fait appel au prince Albert, 10 000 emplois ne sont pas menacés par les sanctions contre la Russie. Celle-ci est, en réalité, la partie émergée d’une campagne de désinformation complexe, née d’un règlement de comptes entre entreprises de yachting sur fond de guerre en Ukraine. Un dossier dans lequel se croisent des oligarques proches du président russe Vladimir Poutine, un youtubeur spécialisé dans les bateaux de luxe, de fausses manifestations à Londres et à Monaco, plusieurs centaines de faux profils sur les réseaux sociaux… et M. M’Barki.
Après une enquête interne de la chaîne d’information déclenchée mi-janvier à la suite des sollicitations du Monde et de Radio France, le journaliste a reconnu avoir accepté de lire à l’antenne ce texte et d’autres, pour « rendre service » à une connaissance.
Campagne de dénigrement d’un youtubeur
Diffusées tard le soir, ces séquences de BFM-TV ont connu une deuxième vie sur les réseaux sociaux, où s’est chargé de largement les diffuser un réseau d’avatars contrôlés par Team Jorge, à l’instar d’une certaine Iris Cook sur Twitter, le 18 décembre 2022, ou de Gabe Barnhoorn, le lendemain. Ces comptes Twitter ou Facebook parfois élaborés, anglophones et francophones, montrent un vif intérêt pour le secteur du yachting et ont pour une part été créés pour l’occasion, juste avant le début de la campagne. Certains se font passer pour des salariés du secteur et se lamentent sur les employés qui vont perdre leur travail « à cause de sanctions dont les oligarques se moquent », quand un autre se présente comme un journaliste d’investigation qui n’existe pas.
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