Janvier 2015 : les Nigérians s’apprêtent à voter, un mois plus tard, pour élire leur président. Mais la situation dans le pays est particulièrement instable. Dans le Nord, des combats réguliers opposent l’armée aux islamistes de Boko Haram, et la rumeur d’un report du vote commence à circuler. Les violences ne sont toutefois pas la seule raison du chaos politique. En coulisse, une alliance d’acteurs privés s’active pour faire pencher la balance en faveur du président sortant, Goodluck Jonathan (Parti démocratique du peuple, PDP), au coude-à-coude avec son principal adversaire, Muhammadu Buhari (Congrès des progressistes, APC). Tout cela vraisemblablement à l’insu de M. Jonathan : ces mercenaires ont été discrètement embauchés par de riches soutiens.
« Story Killers », enquête sur les mercenaires de la désinformation
Durant plusieurs mois, une vingtaine de rédactions, dont celle du Monde, ont enquêté, au sein du consortium Forbidden Stories, sur les entreprises spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations. Dans le cadre de ce projet baptisé « Story Killers », trois journalistes du consortium ont notamment pu participer, en se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, à plusieurs rendez-vous avec des officines vendant des outils d’influence « clés en main ».
Cette enquête a notamment permis de révéler l’existence de « Team Jorge », une très discrète société israélienne qui revendique son ingérence dans plusieurs dizaines d’élections à travers le monde. Elle offre à ses clients un arsenal de services illégaux, depuis le piratage des boîtes e-mail et messageries privées d’adversaires jusqu’à la diffusion massive de campagnes d’influence grâce à un gigantesque réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux.
Des courriels internes de Cambridge Analytica, obtenus par le quotidien britannique The Guardian et partagés avec le consortium Forbidden Stories et Le Monde, montrent qu’à l’époque l’entreprise britannique d’influence travaillait main dans la main – et illégalement – avec « Team Jorge », cette officine israélienne de désinformation disposant de moyens étendus, et dont Le Monde et ses partenaires ont révélé l’existence cette semaine.
Cambridge Analytica, qui a disparu en 2018 après l’immense scandale lié à sa collecte illégale de données personnelles de plus de 87 millions d’utilisateurs de Facebook, promettait à ses clients de les faire élire ou réélire en ayant recours à une vaste panoplie de méthodes de marketing et de manipulation, dont l’efficacité n’a jamais été démontrée.
Ces nouveaux documents permettent désormais d’établir que la société a aussi collaboré avec Team Jorge pour l’obtention d’informations compromettantes sur les adversaires de ses clients. C’est notamment Team Jorge qui a fourni à Cambridge Analytica des documents médicaux et bancaires, extrêmement confidentiels, de Muhammadu Buhari. Team Jorge, encore, qui a conçu puis exécuté un plan consistant à diffuser des vidéos suggérant que les femmes étaient empêchées de voter dans le nord du pays. Des images que l’entreprise a fièrement présentées à trois journalistes du consortium (Frédéric Métézeau de Radio France, Gur Megiddo de TheMarker et Omer Benjakob de Haaretz), qui se sont fait passer pour de possibles clients pour obtenir une démonstration de ses services. Team Jorge, toujours, qui revendique avoir mené une attaque par saturation d’appels contre les téléphones des militants de l’APC, le jour du scrutin.
Rencontres à Londres et à Davos
L’implication dans la campagne de 2015 au Nigeria de « hackeurs israéliens », aux côtés de Cambridge Analytica, était connue. Brittany Kaiser, l’ex-cadre de la société britannique qui se présente désormais comme une « lanceuse d’alerte », l’avait confirmé en 2018, lors d’une audition devant des députés britanniques. Cependant, Mme Kaiser affirmait alors ne pas se souvenir de leur identité. Les e-mails obtenus par The Guardian montrent pourtant que c’est Mme Kaiser en personne qui a présenté « Jorge » – de son vrai nom Tal Hanan – au PDG de Cambridge Analytica, Alexander Nix. De multiples échanges, par e-mail chiffré ou en personne et en utilisant divers pseudonymes, ont eu lieu entre les deux entreprises. Notamment une rencontre au Forum économique de Davos, en Suisse, et une visite à Londres de Team Jorge, durant laquelle les Israéliens ont remis divers documents médicaux et bancaires confidentiels à Cambridge Analytica, qui semble ne jamais s’en être servi.
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