Les preuves des effets néfastes des réseaux sociaux sur la santé des adolescents s’accumulent. Elles sont répertoriées par différentes études, et connues des plateformes. Certains demandent d’en prendre acte, en interdisant purement et simplement ces réseaux… aux mineurs.
Depuis 2010, date de début de l’ère des smartphones et du temps passé devant leurs écrans, on constate partout dans le monde une montée en flèche de la dépression chez les adolescents. Les responsables ? Le temps passé devant les écrans et les réseaux sociaux. Et plus le temps passe, et plus les preuves du lien entre réseaux sociaux et dépression s’accumulent, écrit le Financial Times. Ces « preuves », on les trouve d’abord dans toutes les études qui ont été réalisées depuis 2010. Le premier à avoir travaillé sur ce sujet est Jean Twenge, un professeur de psychologie à l’université d’État de San Diego, auteur de dizaines d’études. Si ces travaux ont d’abord été critiqués, d’autres évaluations et rapports sont venus corroborer ses conclusions : il existe bien une corrélation entre réseaux sociaux, temps d’écran et effet néfaste sur la santé mentale des adolescents.
Il a ainsi été montré que les adolescents britanniques qui passent cinq heures par jour ou plus sur les réseaux sociaux étaient deux à trois fois plus susceptibles d’actes d’automutilation, comparés à ceux qui étaient moins connectés. On a aussi constaté que les taux de suicide chez les adolescents ont fortement augmenté depuis 2010, des deux côtés de l’Atlantique. Au Royaume-Uni comme aux États-Unis, les mêmes phénomènes ont été observés. La part des adolescents qui se considèrent comme des ratés, ou qui trouvent que leur vie est dénuée de sens, a sensiblement augmenté ces douze dernières années. D’autres études montrent à l’inverse que réduire le temps passé sur les réseaux sociaux améliore la santé mentale. Et que la consommation de psychotropes et d’antidépresseurs a explosé chez les mineurs. En France, un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge publié le lundi 13 mars montre que la consommation de psychotropes chez l’enfant et l’adolescent a augmenté de 48% entre 2014 et 2021 pour les antipsychotiques. Le chiffre monte à 62% pour les antidépresseurs.
Les effets néfastes des plateformes sur les jeunes connus par les plateformes, et … enterrés ?
Les preuves du lien entre réseaux sociaux et dépression, on les retrouve aussi directement dans des documents internes des plateformes. Un dossier judiciaire déposé , le week-end dernier devant le tribunal fédéral d’Oakland, en Californie, et auquel a eu accès Bloomberg, a montré que les employés de Meta Platforms Inc. (Facebook, Instagram) et de ByteDance Inc. (TikTok) étaient bien conscients des effets néfastes de leurs plateformes sur les jeunes enfants et les adolescents. Mais que ni l’une, ni l’autre n’aurait tenu compte de ces informations. En d’autres termes, les ingénieurs de ces entreprises n’auraient pas changé d’un iota les algorithmes, après avoir constaté que ces derniers pouvaient entraîner les enfants et adolescents vers des voies dangereuses et addictives.
Cette affaire jugée à Oakland, qui regroupe des dizaines de plaintes déposées aux États-Unis au nom d’adolescents et de jeunes adultes, mettent directement en cause Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat et YouTube (Google). Selon ces dernières, ces entreprises auraient causé de l’anxiété, de la dépression, des troubles de l’alimentation et des insomnies. Plus d’une douzaine de suicides ont également été imputés à ces sociétés. Pour le moment, les géants se défendent en invoquant une loi de 1996 qui les rend irresponsables du contenu posté par les utilisateurs – mais les choses pourraient changer.
Meta aurait supprimé le financement de son équipe de santé mentale
Car le dossier judiciaire contient des documents internes de ByteDance dans lesquels l’entreprise reconnaît que les jeunes sont plus susceptibles d’être attirés par les défis viraux – dont certains peuvent s’avérer mortels, à l’image du jeu du foulard – parce que leur capacité à évaluer les risques n’est pas complètement formée. Pour Meta, on peut lire qu’au lieu de s’attaquer aux problèmes liés à l’utilisation d’Instagram et de Facebook par les enfants, le groupe aurait supprimé le financement de son équipe dédiée à la santé mentale. Et le dossier pointe spécifiquement Mark Zuckerberg, qui aurait été personnellement averti : « Nous ne sommes pas sur la bonne voie pour réussir dans nos principaux domaines de bien-être (utilisation problématique, intimidation et harcèlement…), et nous sommes exposés à un risque réglementaire accru et à des critiques externes. Ces problèmes affectent tout le monde, en particulier les jeunes et les créateurs ; s’ils ne sont pas résolus, ils se poursuivront dans le métavers », note un document interne.
Frances Haugen, ancienne salariée de Facebook devenue lanceuse d’alerte, avait déjà révélé en 2021 l’existence d’études internes au groupe sur ce sujet. Ces dernières montraient qu’Instagram affectait négativement les adolescentes en aggravant les troubles alimentaires et les pensées suicidaires. Selon son témoignage, la plateforme avait privilégié les profits à la sécurité et a caché ses recherches aux investisseurs et au public.
La crise de la santé mentale des jeunes « traitée comme une question de relations publiques »
Contacté par Bloomberg, Meta a indiqué qu’il avait mis en place plus de 30 outils pour soutenir les adolescents et les familles. Ni Snapchat, ni TikTok n’ont répondu à la demande de commentaires de nos confrères. Déjà mises en cause ces derniers mois sur le même sujet, ces entreprises avaient toutefois expliqué que la sécurité des utilisateurs était une priorité, et qu’elles avaient pris des mesures concrètes pour permettre aux parents de mieux contrôler l’utilisation des plateformes par leurs enfants.
Mais selon les avocats qui défendent les adolescents dans cette affaire, « ces documents inédits montrent que les entreprises de médias sociaux traitent la crise de la santé mentale des jeunes comme une question de relations publiques, plutôt que comme un problème sociétal urgent provoqué par leurs plateformes. Cela inclut le fait d’enterrer les recherches internes documentant ces dommages, de bloquer les mesures de sécurité parce qu’elles diminuent l’”engagement” et de licencier les équipes chargées de la protection de la santé mentale des jeunes ».
Vers une interdiction aux moins de 18/15 ans ?
Aux États-Unis, les parents et adolescents ne sont pas les seuls à mener des actions en justice contre les réseaux sociaux. Des écoles publiques de Seattle ont aussi attaqué Facebook, Instagram, TikTok, Snapchat et YouTube, parce que ces plateformes « provoquent une crise de santé mentale chez les jeunes », ce qui empêche le système scolaire de « remplir sa mission éducative ».
Pour Jared Patterson, représentant républicain à la Chambre des représentants du Texas, il serait temps d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 18 ans. Pour l’homme politique, la situation est comparable à ce qui s’est passé pour le tabac. Avant 1964, il n’existait aucune étude qui montrait la nocivité du tabac, comme il n’existait il y a 12 ans aucune étude sur la nocivité des réseaux sociaux. Mais désormais, ces études existent. On sait que les réseaux sociaux « ont entraîné une augmentation des cas d’automutilation, de suicides et de problèmes de santé mentale », rapporte-t-il. Il est donc temps d’agir, soutient celui qui souhaite interdire à toute personne âgée de moins de 18 ans l’accès aux réseaux sociaux.
En France aussi, le législateur français s’oriente vers une interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans. La proposition de loi sur la majorité numérique, qui doit encore être adoptée par le Sénat, prévoit de mettre en place un système de vérification de l’âge des utilisateurs. Problème : les moyens pour rendre effective cette interdiction doivent encore être définis.
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Source :
Bloomberg