Les délits soupçonnés dans l’enquête sur des ingérences étrangères dans le paysage médiatique et politique français autour du lobbyiste Jean-Pierre Duthion donne la mesure de l’ampleur de l’affaire : corruption active et passive d’une personne privée, corruption et trafic d’influence en bande organisée d’un élu public, abus de confiance, blanchiment, blanchiment de fraude fiscale…
Derrière tous ces termes techniques, il y a les conséquences de « Story Killers », l’enquête sur la désinformation publiée en février par Forbidden Stories, Le Monde et une quinzaine d’autres médias internationaux. Ces révélations ont conduit à l’ouverture d’une procédure judiciaire et à la mise en examen, mercredi 4 octobre, du lobbyiste Jean-Pierre Duthion et du politologue français Nabil Ennasri, spécialiste du Qatar régulièrement interrogé dans les médias, dont Le Monde. Deux juges d’instruction du pôle financier du tribunal judiciaire de Paris mènent désormais l’enquête. Un dossier « tentaculaire », selon une source proche du dossier, qui ne fait que commencer et pourrait mener les magistrats à enquêter dans de nombreux pays, dont le Qatar, les Emirats arabes unis, le Maroc ou encore Israël.
L’enquête « Story Killers » avait permis de dévoiler des opérations d’influence tous azimuts en France impliquant des donneurs d’ordre, dont l’identité reste encore largement inconnue, et reposant sur des relais français. Elle avait mis au jour le rôle central de Jean-Pierre Duthion, lobbyiste touche-à-tout soupçonné d’avoir joué un rôle dans plusieurs campagnes d’influence, dont certaines mises en œuvre par l’officine israélienne « Team Jorge », spécialisée dans la désinformation. Parmi elles, des campagnes de dénigrement contre des acteurs du secteur du yachting à Monaco, ou encore au profit d’intérêts bahreïnis.
« Story Killers », enquête sur les mercenaires de la désinformation
Durant plusieurs mois, une vingtaine de rédactions, dont celle du Monde, ont enquêté, au sein du consortium Forbidden Stories, sur les entreprises spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations. Dans le cadre de ce projet baptisé « Story Killers », trois journalistes du consortium ont notamment pu participer, en se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, à plusieurs rendez-vous avec des officines vendant des outils d’influence « clés en main ».
Cette enquête a notamment permis de révéler l’existence de « Team Jorge », une très discrète société israélienne qui revendique son ingérence dans plusieurs dizaines d’élections à travers le monde. Elle offre à ses clients un arsenal de services illégaux, depuis le piratage des boîtes e-mail et messageries privées d’adversaires jusqu’à la diffusion massive de campagnes d’influence grâce à un gigantesque réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux.
Après quarante-huit heures de garde à vue, M. Duthion a été mis en examen mardi pour « corruption de personne investie d’un mandat électif public en bande organisée », « corruption privée », « trafic d’influence », « travail dissimulé », « blanchiment de fraude fiscale aggravée » et « défaut de déclaration » à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique en tant que représentant d’intérêt. Il a l’interdiction de quitter le territoire français et d’entrer en contact avec les autres protagonistes de ce dossier.
Liens financiers
« Jean-Pierre Duthion repart libre de cette série d’auditions, et attend désormais que l’information judiciaire aboutisse à sa mise hors de cause, a fait savoir son avocat Robin Binsard. Il n’a jamais versé de rémunération à un parlementaire, ni à un journaliste. Il est aujourd’hui contraint de devoir justifier de ses activités de lobbyiste, au mépris du secret des affaires. »
Un nouvel acteur français apparaît désormais dans l’enquête et, avec lui, un potentiel nouveau circuit d’influence en France. Nabil Ennasri, connu avant tout comme spécialiste du Qatar, est soupçonné par la justice d’être impliqué dans le financement d’actions d’influence au profit de l’émirat gazier. Selon les informations du Monde, les enquêteurs de la Brigade de répression de la délinquance économique ont découvert des éléments qui pourraient démontrer des liens financiers avec M. Duthion. D’après Le Parisien, Jean-Pierre Duthion aurait confirmé lors de son audition avoir reçu des sommes d’argent des mains de M. Ennasri pour « mener ses campagnes d’influence en France ».
Placé en garde à vue lundi, M. Ennasri a « fait usage de son droit au silence », indique son avocat, Yassine Bouzrou. Mis en examen des chefs d’« abus de confiance », « corruption privée », « blanchiment », « blanchiment de fraude fiscale aggravée », « corruption d’agent public » et « trafic d’influence d’agent public », il a été placé en détention provisoire par un juge des libertés et de la détention, comme le demandait le Parquet national financier (PNF). Une décision plutôt rare dans les dossiers financiers, qui s’explique selon nos informations par les risques de fuite à l’étranger, et que son avocat entend contester « devant la cour d’appel ».
Le rôle flou d’autres personnalités
Le flou demeure par ailleurs autour du rôle potentiel joué par deux des relais d’influence supposés de Jean-Pierre Duthion, à commencer par le journaliste Rachid M’Barki. L’enquête « Story Killers » avait permis de déceler un certain nombre de séquences diffusées à l’antenne de BFM-TV par le présentateur, utilisées par la suite dans des campagnes d’influence, dont certaines ayant été mises en œuvre par « Team Jorge ». Une enquête interne a confirmé qu’il avait diffusé, dans le journal de la nuit, des séquences n’ayant pas suivi le processus de validation habituel, conduisant à son licenciement de la chaîne d’information. Le journaliste a toujours nié s’être rendu complice de campagnes de désinformation, expliquant avoir utilisé des images et informations qui lui semblaient d’intérêt public. Selon plusieurs sources, il aurait quitté le territoire français et n’a pas encore été entendu par les enquêteurs.
Enfin, les enquêteurs ont mené, mercredi 27 septembre, une perquisition au bureau du député du Rhône (Génération écologie) Hubert Julien-Laferrière à l’Assemblée nationale. A la suite de « Story Killers », Mediapart avait révélé le rôle joué par Jean-Pierre Duthion dans l’étrange promotion d’une cryptomonnaie faite par l’élu écologiste du Rhône au cours d’une audition parlementaire. Les enquêteurs s’interrogent aujourd’hui sur certaines de ses prises de position publiques sur des dossiers en lien avec le Moyen-Orient.
A ce stade, les enquêteurs n’ont pas auditionné le député, qui est protégé par son immunité parlementaire, jusqu’à une éventuelle levée par le bureau de l’Assemblée nationale. « Outre l’épisode des cryptomonnaies qui constitue une erreur manifeste d’appréciation de ma part, il n’y a aucun autre épisode, intervention, travail en commission ou ailleurs, qui pourraient laisser entendre que j’agirais sous influence de Duthion, ou de quelconque autre lobby », avait déclaré le député en février après les révélations de Mediapart.