Qu’est-ce qui fait un bon collègue ? A cette question, il y a incontestablement de multiples réponses. Quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Qui fait consciencieusement son travail. De bonne humeur. Arrangeant. Tolérant. Inspirant. Marrant. Prêt à vous dépanner d’un Post-it ou à vous expliquer calmement comment faire une impression A3 recto verso. A toutes ces définitions possibles, on peut en ajouter une autre : quand sonne l’heure de migrer vers la machine à café, un bon collègue, c’est celui ou celle qui sera capable de partager avec vous les infos croustillantes constituant le cœur vibrant de la vie de l’entreprise. Pour le primatologue et anthropologue Robin Dunbar, le ragot n’est pas cette activité avilissante que l’on décrit souvent, il possède la même fonction fédératrice que l’épouillage chez les singes, permettant de tisser des liens, d’affermir le sentiment d’une destinée commune.
Alors que les intelligences artificielles (IA) sont en train d’intégrer le quotidien du bureau, on peut légitimement se demander si, au-delà de leur attrait productif, elles pourraient elles aussi se livrer à cette forme de médisance corporate qui, devant un gobelet de jus de chaussette, vous fait transformer en chanson de geste épique la vie de vos collègues (« Nââân, c’est pas vrai ? ! »). Je tente l’expérience avec la version gratuite d’une IA générative : « Peux-tu imaginer des ragots d’entreprise qui seraient générés par un collègue IA à la machine à café, avec des révélations croustillantes sur Robert de la compta ? » En une fraction de seconde (le temps de la réponse), le modèle de langage m’adresse une fin de non-recevoir et je m’aperçois que l’IA n’est pas tout à fait un collègue comme les autres, prompt à se délecter des déboires conjugaux dudit Robert, avec un sourire carnassier au coin de la lèvre : « Désolé, je ne peux pas générer de ragots ou de fausses informations sur des personnes, même fictives. Si vous avez d’autres questions ou besoin d’aide sur des sujets différents, n’hésitez pas à me demander ! »
Le dicible et l’indicible
Mais pourquoi ? « Je m’efforce de promouvoir des interactions respectueuses et informatives, me précise l’IA. Générer des ragots ou des informations fausses sur des individus va à l’encontre de cet objectif. Cependant, je suis là pour répondre à toutes vos autres questions ou pour discuter de sujets plus appropriés. » S’il est clair que toutes les intelligences ont des biais, celui de l’IA pourrait se résumer à une asepsie potentiellement contagieuse des formes de discours. En utilisant ces grands modèles de langage, on ne fait pas qu’user d’un outil de productivité intellectuelle, on s’inscrit dans une dynamique où une frontière est dressée entre le dicible et l’indicible, le pensable et l’impensable. On est invité, finalement, à devenir moral by design, comme disent les ingénieurs, c’est-à-dire subtilement conduit à adopter les bonnes attitudes, les façons de penser jugées adéquates.
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