49,3 millions de dollars, soit 48 millions d’euros. C’est la somme que le célèbre complotiste américain Alex Jones, a été condamné à payer pour avoir diffamé les parents de Jesse Lewis, enfant assassiné lors de la tuerie de l’école Sandy Hook, en 2012, un drame dont le créateur du site conspirationniste Infowars a nié durant des années la réalité.
Cette amende se veut « punitive », soit, en droit américain, ayant valeur d’exemple. Elle répond à la requête des avocats du couple endeuillé. « Vous avez la capacité d’envoyer un message au pays entier, voire au monde, ont exhorté ces derniers durant le procès […]. Et il consiste à arrêter Alex Jones. Arrêter la monétisation de la désinformation et des mensonges. »
Aux Etats-Unis, cette première décision de justice est perçue comme une possible bascule vers un écosystème informationnel plus sain. « Le montant de 49,3 millions de dollars est le premier d’une série de condamnations possibles par le jury ; nous espérons que cela mettra en garde les autres personnes qui font sciemment du trafic de mensonges pour faire avancer leurs intérêts politiques et financiers », soutient le Washington Post dans un éditorial. Alex Jones doit également être jugé dans deux autres procès similaires en septembre.
Le business du soupçon
Diffuser des théories du complot peut en effet être un business juteux. D’après des documents révélés au cours de son procès, le site de l’animateur texan de 48 ans générait jusqu’à 800 000 dollars de revenus par jour, à ses plus belles heures, en 2018. Il n’est pas une exception, même si peu rivalisent avec ce niveau d’audience. En France, le documentaire complotiste Hold-up, de l’ancien journaliste Pierre Barnérias a recueilli près de 200 000 euros en financement participatif. Quant à Thierry Casasnovas, chantre de régimes crudivores teintés de conspirationnisme, il a réalisé près de 2 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019 avec sa petite entreprise de santé alternative, selon Libération.
« Enormément de discours de haine, de conspirationnisme et de désinformation sont motivés par le lucre avant d’être motivés par l’idéologie. Ils génèrent énormément de trafic et donc sont faciles à monétiser dans l’environnement numérique », décrypte Nicolas Hénin, ancien journaliste devenu consultant dans la lutte contre les discours haineux. Il cite l’exemple français de Cédric D., un internaute passé du porno à des comptes d’extrême droite pro-Poutine, pro-Rassemblement national et pro-Trump. « C’est l’exemple type d’un acteur en apparence ultra-politisé qui était à l’origine un pur “brouteur” [arnaqueur sur Internet], un opportuniste de première. »
D’où l’idée de frapper les désinformateurs au porte-monnaie, afin de rendre ce business moins attractif. Lancé au lendemain de la victoire de Donald Trump en 2016, le collectif Sleeping Giants s’est spécialisé dans la dénonciation des médias toxiques auprès des annonceurs publicitaires. « Même lorsqu’une personne ne diffuse pas de la désinformation dans le seul but de s’enrichir, une source de financement lui donne des possibilités de communication et des moyens techniques supérieurs, qui amplifient son discours », expliquent les cofondateurs de son antenne française, qui ont répondu au Monde sous le pseudonyme de Rachel et Daniel Barnon.
« Les mensonges se paient »
De ce point de vue, la condamnation d’Alex Jones est saluée par beaucoup comme une victoire charnière. « Vous pouvez dire tout ce que vous voulez – aux Etats-Unis, heureusement pas en France – mais le jour vient où vous devez rendre compte de vos paroles », se félicitent Rachel et Daniel Barnon. Comme le résume l’avocat des parents de Jesse Lewis, Mark Bankston : « Vous êtes libres de vous exprimer, mais les mensonges se paient. »
Reste à voir si cette condamnation aura une réelle portée sur la diffusion de fausses informations. Comme le rappelle l’agence américaine Associated Press (AP), Alex Jones n’a pas été condamné pour avoir désinformé, mais pour avoir diffamé. Or, relève AP, « les tribunaux américains considèrent depuis longtemps que les accusations de diffamation – des contre-vérités nuisant à la réputation d’une personne ou d’une entreprise – ne sont pas protégées par le droit à la liberté d’expression, mais les mensonges sur d’autres sujets, comme la science, l’histoire ou le gouvernement, le sont. Par exemple, dire que le Covid-19 n’est pas réel n’est pas diffamatoire, mais répandre des mensonges sur un docteur soignant des patients du coronavirus l’est. »
Alex Jones n’a pas été condamné pour avoir traité la tuerie de Sandy Hook de canular, mais pour avoir qualifié les parents de Jesse Lewis d’acteurs et de menteurs, lorsqu’ils s’étaient exprimés sur leur deuil à la télévision. Le complotiste américain demeure libre de répandre ses propos mensongers et conspirationnistes, ce qu’il a d’ailleurs continué à faire durant la semaine de son procès dans son émission, The Alex Jones Show, malgré l’interdiction formulée par le juge. « Les puristes idéologues, prêts à payer pour la cause, seront moins affectés » par les amendes, admet Nicolas Hénin.
Un terreau toujours favorable au complotisme
D’autres arguent que l’entrepreneur texan n’est qu’un symptôme. L’hebdomadaire conservateur britannique The Spectator estime qu’Alex Jones « n’a pas créé le monde dans lequel nous vivons. Il l’a exploité ». Il rappelle que les élucubrations conspirationnistes aux Etats-Unis ont pour terreau l’invasion réelle de l’Irak à partir d’un argumentaire mensonger (une fausse preuve d’arme de destruction massive). De ce point de vue, estime l’hebdomadaire, il serait erroné « de croire que tuer le monstre Alex Jones, c’est tuer le monstre du cynisme populiste ». Celui-ci se nourrit autant de l’appétence financière de ses émetteurs que des scandales institutionnels et de la polarisation politique.
Plusieurs acteurs influents sont restés déterminés dans leurs convictions, comme la trumpiste Marjorie Taylor Greene, représentante des Etats-Unis de l’Etat de Géorgie, figure montante des Républicains malgré – ou grâce à – ses nombreuses saillies conspirationnistes. En soutien à son « ami » Alex Jones, elle a qualifié ce procès de « persécution politique (…) hors de contrôle ». Dans les sphères complotistes françaises, la condamnation d’Alex Jones n’a presque pas circulé. Beaucoup moins, en tout cas, que sa déclaration en plein tribunal sur les liens entre Jeffrey Epstein et Bill Gates, un des feuilletons les plus populaires des cercles trumpistes.