A la Biennale de Venise, dans le bar de l’hôtel Métropole, au bord de la lagune, les clients n’ont d’yeux que pour lui, Beeple, cet Américain blanc qui a bouleversé les vieux codes du marché de l’art. « Je peux faire un selfie avec vous ? », s’enquiert un marchand, portable à la main. Voilà encore un an, Beeple, de son vrai nom Michael Winkelmann, était un parfait inconnu. Nulle exposition dans les annales, pas de soutien critique, aucun grand collectionneur dans sa manche. Tout bascule le 11 mars 2021. Une de ses œuvres, adjugée pour la somme mirifique de 69 millions de dollars chez Christie’s, le propulse à la troisième place des artistes les plus chers au monde. Le milieu de l’art, médusé, découvre à la fois l’univers des NFT, ces jetons non fongibles qui hystérisent désormais le marché, et ce quadra américain à la frange lissée sur le côté et au look de lycéen tout droit sorti du feuilleton Happy days.
L’artiste sans pedigree ni baskets griffées expose jusqu’au 17 juillet au Castello di Rivoli, ce magnifique musée perché sur les hauteurs de Turin, dans le cadre de l’exposition « Expressioni con Frazioni ». Son œuvre Human One, sculpture-vidéo représentant une personne dans une combinaison spatiale se déplaçant à travers une variété de climats, est installée à côté d’une étude pour un portrait du grand peintre britannique Francis Bacon. « Les deux œuvres se répondent, assure Carolyn Christov-Bagarkiev, directrice du musée. Elles parlent de la condition humaine, de l’impossibilité de se mouvoir. »
Deux mondes aux antipodes
L’année dernière à l’annonce du prix record, elle aussi avait haussé les sourcils – avant de les froncer. « J’étais persuadée que Beeple n’existait pas, que c’était un algorithme », confie-t-elle. Par l’intermédiaire de la maison de ventes de François Pinault, elle prend alors contact. Entre la curatrice établie, au magistère indiscuté, et l’outsider, le courant passe. Au fil de nombreuses heures d’entretien, dûment répertoriées sur le site Internet du musée, deux mondes aux antipodes commencent à dialoguer, puis à s’apprécier. Beeple/Winkelmann l’admet, il n’a visité que cinq ou six musées en vingt ans. « Je me disais que ce n’était pas pour moi, raconte-t-il. Je trouvais l’art contemporain ésotérique. Je ne comprends rien aux cartels pompeux qui essayent de faire passer pour une révolution une vieille idée pas si futée. Pour moi, l’art doit parler d’emblée. C’est comme une bonne blague, si vous devez l’expliquer, elle perd toute sa saveur. »
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