Abandonware France – Chroniques d’outre-Rhin [1/3] : voyage à (Super) Arioland

Abandonware France - Chroniques d'outre-Rhin [1/3] : voyage à (Super) Arioland


Abandonware sans frontières

Cet article est le premier d’une mini-série, dont le point de départ est un simple regret : le déficit de curiosité intellectuelle envers les cultures vidéoludiques d’autres pays. Dès qu’il est question d’histoire des jeux vidéo, ce sont presque toujours les marchés américain et japonais qui sont étudiés sous toutes les coutures et qui parviennent à diffuser leur histoire hors de leurs frontières (et encore, pour le Japon on attend toujours que les jeux sur micro-ordinateurs aient leurs sites internationaux, leurs rétrospectives et leurs anthologies), tandis que les autres pays étudient leurs histoires dans leur coin. Si on prend l’exemple de l’Allemagne, puisque c’est d’elle qu’il est question ici, c’est un pays voisin de la France, d’une superficie non négligeable, et pourtant sa production est souvent dédaignée ou réduite aux jeux Rainbow Arts et Blue Byte. Or, elle a des spécificités tout à fait uniques qui méritent que l’on se penche dessus. Ce premier article va donc résumer les débuts de l’industrie vidéoludique d’outre-Rhin. Rappel historique important : on parle ici d’une époque où l’Allemagne était coupée en deux, et cela concernera donc uniquement la RFA, car l’informatique et les jeux vidéo dans les pays de l’est avant 1989, c’était, disons, compliqué.

Parlons déjà hardware, et cela se résume facilement : Commodore über alles. L’Allemagne était une forteresse pour le constructeur américain, qui y avait des bureaux d’étude. Des magazines français comme Amiga News et Amiga Concept avaient même une revue de presse allemande pour se tenir au courant de l’actualité ! D’après le reportage paru dans le numéro de mai 1987 de Tilt, l’Allemagne avait acheté 20% des cinq millions de C64 alors vendus dans le monde, et Commodore talonnait même IBM sur les ventes de compatibles PC. Le C64 représentait 60% à 70% du marché informatique domestique (8 et 16 bits), les autres constructeurs se contentaient du reste. Le ZX Spectrum s’était vite effondré et ne représentait déjà plus rien. Le CPC, commercialisé jusqu’en 1988 par la société Schneider sous une forme moins colorée que celle que nous connaissons, avait réussi à grapiller 10% à 15% de parts de marché, ce qui est bien mais pas top. Pour ne rien arranger, d’après la patron de Rainbow Arts (interviewé dans le numéro de novembre 1988 de Power Play), à cause du piratage, les ventes de jeux CPC chutent de 60 à 80% en cette année 1987, ce qui va pousser les éditeurs à abandonner ce format. L’Apple II réalise une perfomance très correcte, avec 200.000 ventes recensées fin 1988. Last et complètement least, Thomson a bien tenté de vendre en Allemagne ses MO5 (« médiocres », selon le magazine Happy Computer), mais en pure perte : ce flop retentissant leur a coûté cher.

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Une des publicités Thomson parues fin 1985

Pour les 16 bits, les chiffres divergent. Dans son reportage au CeBIT (5/1988), Tilt donne les chiffres de 200.000 ST et 100.000 Amiga, pour un total trois fois supérieur à leurs ventes françaises (encore plus favorables au ST), mais les chiffres des constructeurs à la fin de la même année, figurant dans les archives d’Infogrames, mentionnent 180.000 Amiga et 100.000 ST. Dans le hors-série d’ASM d’avril 1991, les estimations pour les parcs de machines pour le printemps 1991 sont de 1,5 millions de C64, 350.000 ST, 450.000 Amiga et 6 millions de PC, les deux premiers étant en baisse (le parc de PC inclut certainement les entreprises). On apprend également dans cet article que pour le premier trimestre 1991, les ventes de jeux sur micros sont dominées par l’Amiga et le C64 (un tiers des ventes chacun, mais en chiffre d’affaires les jeux Amiga rapportent nettement plus), suivis par le PC (un quart) et le ST (le reste) – le Mac est porté disparu. Autre point notable, l’article de Tilt indique que les ménages allemands font une utilisation approfondie de leurs ordinateurs. Ils ne s’en servent pas seulement pour jouer, mais aussi pour gérer leur budget ou faire de la PAO, ce qui se traduit par une offre pléthorique d’imprimantes, notamment de la part du constructeur national Mannesmann Tally (l’Allemagne semblait très bien équipée en la matière, mais je n’ai pas trouvé de chiffres à ce sujet) et de livres d’informatique – l’occasion de rappeler que l’Allemagne est le foyer de Data Becker, la maison-mère de Micro Application.

Si on exclut le cas particulier de Schneider, l’Allemagne est donc un marché dans lequel aucun constructeur national n’a commercialisé un standard bien à lui (sous-entendu, non compatible avec d’autres), comme Thomson a pu le faire en France. L’industrie vidéo-ludique s’est bâtie quasi-exclusivement sur un modèle étranger, le C64, et le fait que ce modèle soit le seul qui ait cartonné à la fois aux Etats-Unis et en Europe (normalement, c’est soit l’un, soit l’autre) et dispose donc rapidement d’une vaste logithèque a peut-être retardé le démarrage de cette industrie. Pourquoi écrire ses propres jeux quand il y en a tellement à sa disposition ? Néanmoins, cette industrie a bien fini par naître, dans ce qu’on pourrait considérer comme une mini-Silicon Valley teutonne, je veux bien sûr parler de la ville de Gütersloh, peuplée de même pas 100.000 habitants, dont l’emblème est le rouet et une spécialité culinaire est le kastenpickert, un gros cake aux pommes de terre et aux raisins secs cuit au four (ce n’est pas facile d’éviter les clichés sur les Allemands et les patates).

Et là, vous vous demandez : « Mais qu’est-ce qu’ils sont tous allés foutre à Gütersloh ? »

Hé bien c’est simple. Gütersloh est peut-être une ville de taille modeste, mais elle abrite les sièges de deux des plus grandes entreprises allemandes : Miele (ce qui ne nous concerne pas) et le groupe Bertelsmann (alias BMG), fondé en 1835 et qui, comme l’a rappelé Reggio dans une news de 2021, a passé le cap de la Seconde Guerre Mondiale malgré des accointances discutables (*tousse*) et a diversifié ses activités. En 1958, le groupe lance sa maison de disques, Ariola, elle aussi basée à Gütersloh, qui va devenir un poids lourd de l’édition d’artistes musicaux germanophones. L’un de ses plus illustres représentants fut l’Autrichien Udo Jürgens. Vainqueur de l’Eurovision 1966, auteur de plus de 1000 chansons et 50 albums, auréolé de 100 millions de disques vendus (danke Wikipedia), il fut un des artistes majeurs du secteur avec des chansons comme « Merci, Chérie », « Vielen Dank für die Blumen », « Mit 66 Jahren », « Buenos Dias, Argentina » (la chanson officielle de l’équipe de foot allemande pour la Coupe du monde 1978) ou « Aber bitte mit Sahne ». Je ne résiste d’ailleurs pas à la tentation de vous partager ce banger, comme disent les jeunes :

Cette ritournelle, qui narre l’histoire d’un groupe de vieilles dames qui se retrouvent régulièrement au salon de thé pour se bâfrer de patisseries (avec supplément crême fouettée, d’où le titre) et qui meurent les unes après les autres – je ne plaisante pas, c’est exactement le thème de la chanson – n’est peut-être pas inconnue des hardos d’un certain âge, puisqu’en 1993 elle a fait l’objet d’une savoureuse reprise par les thrasheurs de Sodom (qui, eux, n’étaient pas signés sur Ariola) :

Mais je m’égare (de l’est), revenons donc à Ariola. En 1983, sentant le vent favorable aux jeux vidéo, l’entreprise ouvre une division nommée AriolaSoft afin d’importer des jeux pour Atari 2600. Mais nous savons bien qu’en 1983, tout n’allait pas pour le mieux pour Atari – c’est un euphémisme – et AriolaSoft va donc se rabattre sur les jeux pour micro-ordinateurs (elle décrochera tout de même la distribution en Allemagne de la Master System pour quelques temps). AriolaSoft va jouer un rôle capital dans l’industrie vidéo-ludique d’outre-Rhin. Tout d’abord, elle va distribuer en Allemagne les jeux d’Electronic Arts (pas très longtemps), Broderbund, Sierra, Firebird, Rainbird, Mirrorsoft, Spectrum HoloByte, Cinemaware, Accolade, Titus… Largement de quoi en faire des leaders dans ce domaine, devant Rushware et Bomico. Elle va même étendre ses activités au Royaume-Uni et en France. La filiale française, établie au Blanc-Mesnil et dirigée par Patrick Chachuat, a ainsi importé entre 1985 et 1987 plusieurs jeux étrangers, notamment d’Electronic Arts et Broderbund, en traduisant proprement leur manuel et parfois même le contenu du jeu – c’est le cas de The Bard’s Tale, devenu « La Geste du barde », sur Apple II, et d’Elite. Les frais engendrés par ces traductions finiront toutefois par couler cette filiale qui avait des concurrents sans pitié – je pense notamment à une certain fratrie bretonne qui réduisait les coûts en torchant la traduction de ses modes d’emploi (quand elle en faisait une).

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Patrick Chachuat et Liz Edery à la cérémonie des Tilt d’or 1985

Une des publicités Ariolasoft parues fin 1986

AriolaSoft va également éditer des jeux développés localement. Dans le lot, il y a au moins un classique : Kaiser, jeu de gestion économique par tours de l’empire germanique permettant de réunir jusqu’à neuf joueurs, ce qui le rapproche de M.U.L.E. (un jeu qui a fait forte impression en Allemagne). Pionnier des jeux d’économie sur micros, qualifié de « légende » par le magazine Amiga Joker, Kaiser a bénéficié de remakes sur Amiga, ST et PC. Dans le même genre, il y a aussi les jeux de Ralf Glau, dont je reparlerai une autre fois. On peut également citer le jeu d’aventure textuel Hellowoon, écrit par Guido Henkel, qui cofondera plus tard le studio Attic et se spécialisera dans les jeux de rôle. Si le nom d' »Hellowoon » vous rappelle celui d’un célèbre groupe de speed-metal de Hambourg, ce n’est pas probablement pas un hasard : Guido Henkel jouait dans des petits groupes de heavy-metal à cette époque, et une capture d’écran au dos de la boîte du jeu sent le copier-coller du visuel d’un célébrissime album du genre (je vous laisse chercher).

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Kaiser (C64)

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Hellowoon (C64)

Et pour couronner le tout, AriolaSoft va être le point de départ d’une bonne partie de l’industrie locale. En effet, en 1984, elle lance un label appelé « Rainbow Arts », confié au tout jeune Mark Ullrich, pour éditer des utilitaires et des jeux. Rainbow Arts devient une compagnie à part entière en 1986, dont on connaît le succès, et elle va laisser dans son sillage (déménagements successifs à Düsseldorf, puis à Kaarst) tout un tas d’autres entreprises :

  • En 1988, Thomas Hertzler et Lothar Schmitt quittent Rainbow Arts pour s’installer à Mullheim. Nom de leur compagnie ? Blue Byte. Et plus tard, trois employés de Blue Byte formeront à leur tour Funatics. Quant à Armin Gessert, ancien de Rainbow Arts puis collaborateur freelance de Blue Byte, il fondera Spellbound, la compagnie créatrice de Desperados, qui s’installera à un jet de pierre de Strasbourg et comptera donc plusieurs alsaciens dans son équipe.
  • En 1989, Holger Flöttmann, un graphiste de Rainbow Arts, décide de chaperonner une équipe de jeunes programmeurs du coin, qui prennent le nom de Thalion. Il les quitte en 1991 pour fonder Ascaron Entertainment, éditeur spécialisé dans les jeux de gestion, que quelques employés quitteront à leur tour pour former Synetic.
  • Ralph Stock, le créateur de Mad TV, fonde quant à lui la compagnie Promotion Software, dédiée aux jeux publicitaires, qui s’installera beaucoup plus loin.

Pour compléter le tableau, la société micro-partner Software, derrière le label Magic Bytes, était elle aussi située à Gütersloh (il y aura même du déplacement de personnel vers Rainbow Arts). Bref, comme vous pouvez le constater sur notre atlas interactif, c’est tout l’axe Gütersloh-Düsseldorf-Kaarst (complété par Bochum, où se trouvait Starbyte), situé intégralement en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, qui fut le berceau de l’industrie, rejoint ensuite à l’est par Hanovre (reLINE), au nord-est par Eutin (Software 2000), et au sud par la région de Francfort (NEON Software, Bomico) et Albstadt (Attic).

La conclusion de cet article est simple. En France, c’est en partie grâce à Richard Clayderman qu’on a pu jouer aux Voyageurs du temps, à Another World et à Flashback. En Allemagne, c’est peut-être en partie grâce à Udo Jürgens qu’on a eu Turrican, Battle Isle et The Settlers. Alors, qu’est-ce qu’on dit à Udo ?

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