Le bâtiment de 5 000 m² a des allures de « MIT » marocain en pleine banlieue de Rabat. Son dôme, notamment, qui sert, à l’occasion, de volières aux drones aériens, est un clin d’œil au Massachusetts Institute of Technology, où l’emblématique patron de l’Office des chérifiens des phosphates (OCP), Mostafa Terrab, a un temps enseigné.
Cofondé en 2021 par l’OCP, le centre marocain d’intelligence artificielle (IA) – baptisé AI movement – est le principal investissement du géant des engrais dans cette révolution technologique. Un projet pionnier, alors que le Maroc tarde encore à se doter d’un plan d’action dédié à l’IA. Preuve de l’ambition de son parrain, qui a déjà beaucoup investi dans l’éducation et la transition énergétique, c’est dans les locaux d’AI movement que se tiendra du 3 au 5 juin le premier sommet africain de l’IA.
Mais si le MIT est un modèle pour AI movement, les moyens déployés par les deux institutions sont sans commune mesure : alors que l’université américaine a investi plus d’un milliard de dollars dans sa faculté dédiée à l’intelligence artificielle, le centre marocain ne perçoit chaque année qu’un million d’euros de l’OCP, le groupe se chargeant aussi de rémunérer ses employés. En 2023, les contrats de recherche financés par des entreprises et les revenus tirés des formations ont porté son budget à 3,5 millions d’euros. Un montant supérieur à celui du centre saoudien ICAIRE et de son homologue slovène IRCAI.
Essaims de drones
Encadrés par Amal El Fallah Seghrouchni, venue du laboratoire d’informatique CNRS-Sorbonne Université (LIP6), les sept enseignants-chercheurs et dix-huit doctorants rattachés au centre planchent sur des solutions concrètes aux problèmes d’inégalités, de consommation d’énergie, de villes durables… L’un de leurs projets phares est une application sur mobile, qui scanne les documents écrits en français ou en anglais et les transforme en un fichier audio en arabe. « Il y a encore un nombre élevé de femmes illettrées dans les zones rurales au Maroc. Avec cette application, elles peuvent comprendre des documents personnels, comme des ordonnances médicales, sans avoir à les partager à des tiers », explique la doctorante Houda Saffi, qui prévoit une traduction en darija, l’arabe dialectal marocain.
Youssef Osrhir, Reda El Marhouch et Yahiya Moukhlis travaillent, eux, sur le déploiement d’essaims de drones en optimisant leur consommation énergétique, en assurant leur navigation autonome et en décentralisant la prise de décision – afin d’augmenter le nombre des véhicules. « Les drones sont devenus indispensables pour des applications civiles et militaires, comme l’agriculture de précision, l’observation des flux migratoires clandestins et la surveillance des zones sensibles », précisent les trois doctorants.
Les autorités marocaines sont attentives à ces innovations, qui incluent encore la restauration du patrimoine, l’optimisation du ramassage des poubelles ou la cartographie des richesses. Ce dernier projet, qui combine les techniques de l’IA et l’imagerie satellitaire, a déjà fait l’objet d’une application au Maroc en coopération avec le ministère de l’intérieur. Une solution sur la sécurité, s’appuyant en partie sur les remontées des utilisateurs, a également séduit la police marocaine. Les entreprises, elles, sont intéressées par les programmes à destination des professionnels, avec lesquels le centre tire la moitié des revenus issus de ses formations. Sur les bancs récemment, se trouvaient des ingénieurs de l’OCP, des cadres de la banque Attijariwafa ainsi qu’un DRH de Cosumar, l’opérateur sucrier historique au Maroc.
Filtrage de l’eau
AI Movement accompagne également des porteurs de projet d’autres pays africains. Des femmes exclusivement, car « nous voulons sortir du schéma classique qui veut que la science soit un domaine réservé aux hommes », confie Amal El Fallah Seghrouchni, qui a choisi de donner au principal amphithéâtre d’AI Movement le nom de Fatima Al Fihriya, qui fonda au IXe siècle, à Fès, l’université Al Quaraouiyine, considérée comme la plus ancienne au monde encore en activité.
Dans la cohorte soutenue cette année, une femme du Bénin, où un tiers de la population rurale n’a pas accès à l’eau potable, a conçu une solution intelligente de filtrage de l’eau. Une autre, venue de Tanzanie, où les parasites avicoles constituent un problème majeur, a développé une application qui détecte les maladies des poules à partir de leurs excréments.
« La question, maintenant, c’est comment vendre ces innovations qui émergent », pointe Amal El Fallah Seghrouchni, qui voit dans l’insuffisance des sources de financement le point faible de l’IA en Afrique. « Le rôle des gouvernements et des fonds d’investissement est primordial. Il est donc essentiel pour chaque Etat africain de développer une stratégie nationale de l’IA », souligne-t-elle.
Le projet d’établir une feuille de route à l’échelle du continent sera l’un des enjeux du sommet africain de l’IA. Amal El Fallah Seghrouchni souhaite que l’événement, auquel participeront des ministres et des représentants de l’Union africaine, mette l’accent sur les priorités du continent : la transition énergétique, le changement climatique, la sécurité alimentaire, l’éducation, l’emploi. « Près de 80 % des objectifs de développement des Nations unies peuvent être atteints ou améliorés par l’IA », assure-t-elle.