EnquêteL’entreprise a fait appel aux services de la société spécialisée iStrat, qui a disséminé sur Internet des textes favorables aux VTC avant une décision judiciaire cruciale.
Au sein d’Uber, on l’appelait le « projet Carla ». Derrière ce nom de code se cache une opération de manipulation du débat public commanditée par Uber à iStrat. Cette entreprise d’intelligence économique et de relations publiques, rebaptisée depuis Avisa Partners, a récemment été épinglée par un témoignage dans le magazine Fakir et une enquête de Mediapart puis de Marianne, dans lesquels d’anciens collaborateurs expliquent avoir été rémunérés par l’entreprise pour l’écriture d’articles favorables à ses clients diffusés sous de faux noms sur les espaces participatifs de plusieurs médias et sites Web.
Un service de manipulation numérique auquel a recouru Uber en 2014. Un document issu des « Uber Files » révèle en effet qu’iStrat a fait publier pour le compte du groupe 19 « articles » sur 13 sites d’information différents, allant de Challenges aux Echos en passant par Mediapart ou Le Journal du Net. Ces textes ont été publiés en novembre et décembre 2014, une période charnière pour l’entreprise californienne, durant laquelle le tribunal de commerce de Paris devait se prononcer sur la légalité de son service UberPop, accusé par ses adversaires de « concurrence déloyale ». Ils ont été disséminés par iStrat sous la forme de tribunes ou dans les espaces participatifs des sites de presse, où les utilisateurs peuvent publier des contributions sans validation éditoriale.
« Uber Files », une enquête internationale
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Signés de noms différents, ces « articles » répètent en boucle les principaux messages d’Uber. Les taxis – trop rares et trop chers – y sont présentés comme une profession « sclérosée », « corporatiste » et privilégiée, allergique à la concurrence et disposant d’appuis politiques et d’une force de lobbying importants. Les usagers, qui plébiscitent Uber, seraient les grands oubliés des débats, tandis que la loi Thévenoud, entrée en vigueur le 1er octobre 2014, inadaptée, serait déjà « obsolète ».
A l’inverse, Uber est dépeint dans ces « articles » comme une société sympathique, moderne et innovante, dont le modèle vertueux a fait « bouger les lignes » et qui prône « les valeurs de solidarité et de partage ». Les pouvoirs publics, eux, sont incités à prendre les bonnes décisions pour éviter à la France « une réputation de nation rétrograde ». L’audience devant le tribunal de commerce de Paris est souvent mentionnée, et même si chaque « article » porte une signature différente, certaines tournures de phrase ou statistiques reviennent régulièrement.
Identités construites de toutes pièces
De rapides recherches montrent que les auteurs de ces « articles » ne disposent de quasiment aucune empreinte numérique. Tout juste trouve-t-on pour certains un compte LinkedIn ou Twitter, impersonnel et inactif depuis 2014, avec des titres professionnels vagues et difficilement vérifiables – « consultant en réingénierie », « cadre dans le business development », etc. « Guillaume Debregeot », une fausse identité avec laquelle iStrat a publié dans Challenges une tribune laudatrice intitulée « Pourquoi Uber irrite tant ses concurrents », emprunte même sa photo de profil à un homme d’affaires et notable local russe de la région de Vladivostok. Cette publication a échappé au ménage réalisé par l’hebdomadaire économique en 2015, lorsqu’il avait repéré plusieurs tribunes publiées par iStrat, réagit aujourd’hui son directeur délégué, Pierre-Henri de Menthon, qui a procédé à son retrait. Challenges avait même porté plainte en septembre 2015 contre X pour « faux et usage de faux » et « escroquerie ». Une plainte qui n’a jamais abouti.
Il vous reste 54.14% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.