Edouard (le prénom a été changé) a travaillé pendant plus de dix ans pour une agence de « communication digitale ». Au-delà du catalogue d’offres traditionnelles à disposition des clients – des hommes politiques africains ou des chefs d’entreprises cotées en Bourse –, de la gestion de campagne électorale à la veille des réseaux sociaux en prévention d’une crise, son entreprise proposait également des services plus officieux : modification des pages Wikipédia, placements d’articles dans des médias… Cet ancien chargé de projet français a accepté de décrire, sous le couvert de l’anonymat, un business à la croisée des sphères de l’influence, du lobbying et de la communication, où tous les coups sont permis, ou presque.
« Story Killers », enquête sur les mercenaires de la désinformation
Durant plusieurs mois, une vingtaine de rédactions, dont celle du Monde, ont enquêté, au sein du consortium Forbidden Stories, sur les entreprises spécialisées dans les manipulations d’opinions publiques et la diffusion de fausses informations. Dans le cadre de ce projet baptisé « Story Killers », trois journalistes du consortium ont notamment pu participer, en se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, à plusieurs rendez-vous avec des officines vendant des outils d’influence « clés en main ».
Cette enquête a notamment permis de révéler l’existence de « Team Jorge », une très discrète société israélienne qui revendique son ingérence dans plusieurs dizaines d’élections à travers le monde. Elle offre à ses clients un arsenal de services illégaux, depuis le piratage des boîtes e-mail et messageries privées d’adversaires jusqu’à la diffusion massive de campagnes d’influence grâce à un gigantesque réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux.
Quels sont les principaux services vendus dans ce secteur de l’influence ?
On répond à tout ce que le client demande. En Europe, les clients sont souvent des chefs de grandes entreprises ; en Afrique, ce sont des gouvernements, des chefs d’Etat ou des ministères. Influencer une campagne électorale ou changer le cours des élections est la principale mission des agences. En Afrique, dans le cas de certaines dictatures, on peut difficilement influer sur l’issue des scrutins parce que ce sont des réélections presque automatiques. Dans ces pays, on travaille principalement sur l’image, on va chercher à montrer un aspect positif de la campagne électorale.
Enfin, il y a aussi ce qu’on appelle « l’intelligence médiatique » : on cherche à savoir si un dossier est en préparation sur un client, à rencontrer le journaliste qui enquête sur le sujet et à prévenir le client qu’il va y avoir une crise. Il faut alors établir un plan, savoir quand et comment riposter, soit en détournant l’attention, soit en décrédibilisant les informations données.
En faisant aussi de la désinformation ?
On prenait les informations [positives pour le client] qui nous intéressaient, puis on les diffusait en passant sous silence les informations les plus gênantes. On pouvait réussir à dire du pire dictateur sanguinaire, par exemple, qu’il n’était finalement pas si mauvais que ça. On essayait de lui trouver des aspects positifs. A l’inverse, on tentait aussi de faire ressortir le passé d’un adversaire, d’appuyer dessus [pour que ces informations dominent le discours public]. Donc je dirais que c’est plus de la manipulation que de la « fake news ».
Comment une campagne de manipulation se déroule-t-elle ?
Il faut d’abord réussir à placer des articles. Je connais des médias en ligne qui, pour quelques centaines d’euros, publient ce que je veux. Ce ne sont pas des gros sites, mais cela aide à avoir une présence numérique et à faire de la policy advocacy [le “plaidoyer politique” permet de promouvoir ou défendre une ou plusieurs personnes, un intérêt ou une opinion]. Il y a plein de sites collaboratifs qui permettent de publier des articles qui seront bien référencés sur Google. Les chercheurs, les universitaires, voire de fausses personnalités, peuvent publier des tribunes dans tous ces médias-là assez facilement, et si tu n’as pas les moyens de vérifier, tu te fais avoir facilement.
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